Un an après, les comptes qui traquent les jets privés ont-ils réussi leur coup ?

C’est un sketch risqué qu’a tenté Artus, la semaine dernière, sur les réseaux. L’humoriste a profité d’un trajet en jet privé pour camper dans une vidéo Sylvain, l’un de ses personnages récurrents, un peu limité intellectuellement. Ce dernier assurait qu’il avait bien conscience de l’impact environnemental d’un tel vol et qu’il s’engageait à n’émettre, en retour, aucune flatulence pendant les six prochains mois.

Si beaucoup ont ri, d’autres ont pointé cette « provoc gratos », pour reprendre les mots de Smendooo. « Comment essayer de justifier l’utilisation de jets à répétition par l’utilisation de l’humour. A vomir », ajoute Quentin.

Un « name and shame » qui a fait mouche

@L’AviondeBernard s’accroche à ces réactions pour dire que les choses ont un peu changé, tout de même. Comme le faisait déjà l’Américain Jack Sweeney avec le jet d’Elon Musk, les Français@IflyBernard et@L’AviondeBernard se sont mis, au printemps 2022, à traquer les trajets des jets privés de milliardaires et/ou grandes entreprises françaises. Et à pointer leur lourd bilan carbone sur leurs comptes Twitter (et Instagram). Comme ces quinze allers-retours Paris-Bruxelles, réalisés avec le jet de Bernard Arnault sur les deux années précédentes, comptait@IflyBernard, interrogé fin juillet 2022 par 20 Minutes. Le « summum de l’absurde : ces 30 vols d’une durée moyenne de 35 minutes ont généré 81 tonnes de CO2. » Pour rappel, la neutralité carbone que vise la France pour 2050 implique de passer d’une empreinte par habitant de 9 tonnes actuellement à 2 tonnes. Milliardaires compris.

Ce « name and shame » a fini par faire mouche. L’été dernier, en pleine canicule, les articles ont commencé à fleurir pour parler de ces deux comptes Twitter, et les politiques se sont emparés du sujet. A l’instar de Julien Bayou, alors secrétaire national d’Europe Ecologie les Verts (EELV). Le 19 août, dans une interview à Libération, il annonçait son intention de déposer une proposition de loi pour interdire les jets privés. Ce qui sera fait le 6 avril. « Tant que ce n’était pas retranscrit sur une carte et traduit en chiffres, l’impact climatique de ces jets n’était clairement pas visible du grand public, raconte Julien Bayou. Clairement, sur ce point, @IflyBernard et@LaviondeBernard ont eu un rôle significatif. »

Selon le député, on l’a vu dès septembre avec la polémique autour du déplacement en avion privé du PSG à Nantesn, et la réponse ironique du « char à voile » de Christophe Galthier. « Il y avait déjà eu des polémiques similaires par le passé et on avait l’impression de prêcher dans le désert quand on dénonçait ces vols abusifs, raconte-t-il. En septembre, on a vu la bascule dans l’opinion publique. »

Rien a changé côté milliardaires ?

@IflyBernard s’est plus ou moins arrêté à cette époque. « C’est assez chronophage et je ne voyais pas trop ce que je pouvais apporter de plus, à part publier encore et encore de nouveaux vols », raconte-t-il. Car@IflyBernard en est persuadé : malgré les polémiques, le recours des ultrariches aux jets privés ne s’est pas ralenti. « Certains se font juste un peu plus discrets ». Un sentiment que partage@L’aviondeBernard.

L’exemple le plus marquant est celui de Bernard Arnault, bête noire des deux comptes. Fin octobre, l’homme d’affaires annonçait avoir vendu son jet, propriété de son groupe de luxe, pour passer désormais par la location. A part ça, rien n’aurait changé, déplore@LaviondeBernard dans ses derniers tweets, en début de semaine. Le jet vendu par la famille Arnault, immatriculé D-Aglo, a fait escale à Shanghaï, Paris, les Bahamas, New York entre fin juin et mi-juillet, retrace le compte. Et à chaque fois, la presse locale ou les photos postées sur les réseaux sociaux attestent de la présence de Bernard Arnault dans les parages. En trois semaines, ces trajets ont émis 185 tonnes de CO2. Soit plus de 18 ans d’empreinte carbone d’un Français moyen, calcule@LaviondeBernard.

Fin mars, un rapport de Greenpeace, s’appuyant sur les données du cabinet CE Delft, montrait d’ailleurs une tendance en nette hausse des vols de jets privés en 2022. L’étude en comptabilisait 572.806 au départ ou à destination de l’Europe. Soit une augmentation de 64 % par rapport à 2021, pour un bilan carbone de 3.385 millions de tonnes de CO2. Dans ce tableau, la France faisait figure de mauvaise élève, avec le plus de vols dans l’UE. « Il faudra regarder les chiffres de 2023, c’est là qu’on pourra voir si ces dénonciations croissantes du train de vie des plus riches ont eu un effet sur le recours au jet », glisse Thomas Gelin. Le chargé de campagne politique à Greenpeace Europe ne mise pas trop non plus sur une baisse : « ce n’est pas la tendance attendue, et il est peu probable que ceux qui prennent ces avions privés changent d’eux-mêmes leurs comportements ».

Miser sur la sphère politique pour avancer ?

Alors c’est plus du côté de la sphère politique que Thomas Gelin place ses espoirs. Tout comme@LaviondeBernard qui, à la différence d’@Iflybernard, continue de poster régulièrement des trajets de jets privés. Ceux, dernièrement, du judoka Teddy Riner, par exemple. « Et nous continuerons pour rappeler que le problème n’a pas été résolu », assurent les deux créateurs, loin d’être convaincus par l’action du gouvernement. « Bien qu’il soit régulièrement interrogé sur ce sujet, sa position reste de ne rien faire, ou presque », fustigent-ils.

« Notre proposition de loi du 6 avril a rencontré d’emblée un veto de la majorité, note Julien Bayou. Je pensais qu’émergeraient, dans le débat parlementaire, des propositions plus modérées. Ne serait-ce que celle d’étendre aux jets l’interdiction – appliquée à tous désormais – des vols intérieurs pour lesquels il existe une alternative en train de moins de 2h30. Un député de la majorité a porté cette proposition, mais ça n’a pas été plus loin. »

Quelques lignes bougent tout de même. En octobre, dans son projet de loi de finances, le gouvernement a adopté l’amendement visant à aligner, à partir de 2024, la taxation du kérosène pour les jets d’affaires avec celle de l’automobile. Un avantage de moins pour l’aviation d’affaire, « mais qui ne devrait pas peser beaucoup sur le porte-monnaie de ceux qui prennent des jets », craint Julien Bayou. En parallèle, Clément Beaune, ministre des Transports, s’est dit ouvert à plusieurs reprises à une régulation des vols en jets privés, mais en fait un dossier à porter au niveau européen. Fin mai, quatre pays, dont la France, ont poussé ce sujet à la table du dernier conseil européen des ministres des transports.

Ça avance à Amsterdam-Schipol

S’il s’en félicite, Thomas Gelin ne se fait pas trop d’illusions. « La Commission européenne, qui a un rôle clé dans le processus législatif européen, a toujours affirmé son opposition à une régulation des jets », rappelle-t-il.

Le chargé de campagne de Greenpeace mise plus sur les initiatives des Etats membres de l’UE. Celle par exemple de l’aéroport d’Amsterdam Schipol, propriété à 70 % de l’État néerlandais : il a annoncé vouloir interdire l’accès aux jets privés à partir de 2025.


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