« Si demain il n’y a que des McFly, des Carlito et des Squeezie, c’est dommage », tacle Sébastien Thoen

Sébastien Thoen nous appelle cinq minutes avant l’heure fixée pour le rendez-vous : « Allô ? Désolé, j’ai un empêchement, ça ne va pas être possible. » Alors qu’on se prépare à rebrousser chemin, il reprend : « Mais non, je déconne ! Je suis installé dans un restaurant de la place du Marché, je vous y attends. » Il sort d’un enregistrement des Grosses Têtes, c’est donc à deux pas des studios de RTL, à Neuilly-sur-Seine, qu’on le rejoint. On lui demande d’emblée de régler notre boussole afin de se repérer entre le premier, le deuxième et le trente-sixième degré. Il est capable de passer de l’un à l’autre dans une même phrase. Un confrère s’est fait piéger, prenant pour argent la déclaration de l’humoriste annonçant son projet de lancer une adaptation de la sitcom Maguy avec Jonathan Cohen et Marina Foïs sur Amazon Prime Video.

Les fantasmes scénaristiques de l’ex-membre d’Action discrète et du Grand journal de Canal+ ne sont pas la raison de notre entretien. On est là pour parler de Chagrin d’humour. Dans ce livre, qui vient de paraître chez Harper Collins, Sébastien Thoen retrace son parcours d’amuseur et règle ses comptes, notamment avec Vincent Bolloré. Ce dernier n’avait pas apprécié, il y a deux ans, qu’il participe à une parodie de l’émission de CNews, L’heure des Pros, et avait exigé son éviction de Canal+. Alors on a saisi l’occasion pour lui parler d’humour et des éventuelles lignes à ne pas franchir.

Ce livre, c’est pour expliquer une fois pour toutes ce qu’il s’est passé avec Vincent Bolloré ?

J’avais envie de clarifier les choses, de donner ma vérité. Cet événement m’a dépassé. La déflagration m’a halluciné. Je voulais aussi raconter des souvenirs rigolos, me confier un peu et parler de l’envers du décor. Dans le titre, Chagrin d’humour, il y a du second degré, parce que je suis encore payé à faire le zozo, donc je n’ai pas à me plaindre. Mais le métier de comique n’est pas facile aujourd’hui. Je fais partie d’une génération d’humoristes qui a connu l’avènement d’Internet, ce qui a changé la donne avec les commentaires, les bad buzz, les pétitions hystériques, etc. Et puis, il y a le fait qu’on est arrivé à un point où tu peux te faire tirer dessus parce que tu fais une vanne – je pense à mes camarades de Charlie Hebdo. Ce n’était pas un métier beaucoup plus facile il y a quarante ans, mais ce n’était pas pareil.

Vous confiez aussi que le manque de reconnaissance vous peine…

Je pensais que ce métier allait durer une semaine, or, ça fait vingt ans que ça dure, je n’ai pas à me plaindre. Je suis heureux, miraculé, si ça s’arrête demain, ce n’est pas très grave. J’ai fait trois ans au Grand journal, émission mythique de Canal+, qui était un peu en déclin à l’époque mais pas tant que ça et j’aurais aimé casser la baraque. C’est aussi de ma faute, certainement. Mais ce sont des regrets. J’aurais aimé avoir de super souvenirs, avoir pu me dire « Putain, quand on était à Cannes, c’était génial, quand on a reçu Untel, c’était super » – ce n’était pas le bagne, mais je ne peux pas dire que c’était génial.

Vous déplorez notamment ne pas avoir travaillé davantage au « Grand journal » en collaboration avec l’animateur Antoine de Caunes…

Je ne révèle rien. Antoine de Caunes a sorti il y a un an et demi un livre sur son parcours professionnel, il l’a appelé Perso. Ce n’est pas une blague, ce n’est pas moi qui le dit, c’est lui. Dans l’équipe du Grand journal, personne ne m’a détesté ou mis des bâtons dans les roues, mais j’ai bossé avec des gens qui ne voulaient pas forcément de moi, donc ça n’aide pas.

La faute à quoi ? A un humour trop corrosif ?

Au Grand journal, je n’étais pas avec des gens qui voulaient faire sauter la Ve République. Mais moi non plus ! Leur humour était plutôt potache, bienveillant. Ou alors, on te disait ce sur quoi tu pouvais déconner. [Michel] Denisot, quand il avait les jeunes du Jamel Comedy Club, comme il voulait faire « ami de la banlieue », il disait à [Thomas] Ngijol : « Vas-y lâche toi ! » Ngijol qui vanne [Nicolas] Sarkozy en plateau, ça, ça lui allait. Moi, je n’ai pas été trop censuré, mais je sentais que je n’étais pas le bienvenu, il y a des séquences qui ont sauté, j’étais baladé à droite à gauche…

Quand Canal+ m’a proposé l’émission, j’étais ravi, mais ça ne me correspondait pas vraiment en fait. C’est la faute à tout le monde et à personne. Je suis conscient – et c’est peut-être mon chagrin perso – que je n’ai pas été malin, ni stratégique, ni très bon. J’aurais aimé que ça se passe mieux et que ça découle sur d’autres trucs, ce qui n’a pas été le cas. Ça a été un chemin de croix après, plus ça allait, moins on me voyait à l’écran. Je suis hyper fier d’avoir participé au Journal du hard, c’est mythique, mais quand tu passes le samedi à minuit, ce n’est pas la même chose que de vendre La Flamme comme Jonathan Cohen ou un téléfilm comme Alex Lutz, La Vengeance au triple galop, diffusé un mercredi en prime time avec plein de promo.

Jonathan Cohen et Alex Lutz ne sont pas dans le même registre que vous…

Eux, ce ne sont pas des punks – moi, je suis un punk à chat. Mais ça ne veut pas dire qu’ils ne sont pas drôles. Il n’y a pas de charte comique disant que si tu fais de l’humour politique et trash, c’est drôle, et que de l’humour potache, basique, simple, attendu, ne l’est pas. 

En début d’année, Gaspard Proust a accepté de se produire lors d’un gala organisé par « Valeurs actuelles ». Vous y seriez allé, vous ?

[Il réfléchit, puis répond avec un sourire en coin pour bien souligner qu’il faut comprendre le contraire de ce qu’il dit] Si Valeurs actuelles m’appelle demain, c’est tentant, évidemment. Je ne suis pas de gauche, donc c’est facile. Gaspard Proust est communiste, je ne sais pas comment il a fait, il a dû prendre beaucoup sur lui pour essayer de faire rire en se moquant du public, il a dû être outrancier et chercher dans ses limites pour titiller le nationaliste. Moi, je suis déjà de droite, donc ce serait cadeau !

Il y a une responsabilité dans l’humour ?

Je ne pense pas. Je fais les blagues que je veux, si ça fait rire tant mieux, sinon, c’est la vie. En revanche, je trouve qu’il y a aujourd’hui, avec YouTube, tout ça, beaucoup d’humoristes et pas assez de plombiers ou de médecins. Je préférerais que ce soit l’inverse.

Quand, avec Action discrète, vous allez troller une manifestation des anti-IVG, il y a quand même un positionnement politique, non ?

Eux, ils sont quand même assez drôles. Effectivement, il n’y avait pas beaucoup de centristes dans la manifestation. Avec Action discrète ou en solo, j’ai toujours voulu me marrer de ce qui me semblait idiot de mon point de vue. Est-ce que c’est un engagement politique, pas du tout, je ne suis pas assez intelligent pour savoir ce qui n’est pas bien, même si j’ai ma notion du bien ou du mal. Après, les anti-avortement, on voulait se les faire depuis longtemps. On se les ait fait, bien, et ils s’en rappellent.

Aujourd’hui, vos interventions aux « Grosses Têtes » sont particulièrement attendues. Le public de l’émission vous adore…

Il n’y a que les cons qui n’ont pas compris que j’avais du talent. Comme j’ai été en sous-régime ces cinq dernières années, je donne tout. Donc j’ai toujours la pêche. Canal, c’est ma maison, j’y retournerai, je sais. Mais RTL, c’est ma nouvelle maison et Les Grosses têtes, c’est fait pour moi, on est autour d’une table, avec un mec sympa qui nous dit de dire des conneries, on dit ce qu’on veut, on répond à des questions, je me lâche et apparemment ça fonctionne.

Donc le « On peut plus rien dire » n’est pas pertinent ?

Je n’aime pas cette expression. On peut toujours tout dire mais il ne faut pas avoir peur des conséquences. Il ne faut pas lire les réseaux sociaux ou que ton patron les lise. Idem pour les articles de presse qui te démontent ou les pétitions. Il faut s’en foutre, mais avec Internet, ça a un impact. Demain, ton fils peut te montrer son téléphone : « Hé papa, sur Twitter, ils disent que t’es qu’un con, homophobe, raciste, ceci, cela. » Les comiques des années 1980 recevaient des lettres d’insulte chez eux, mais ce n’était pas gravé dans le marbre. Il y a des terrains sensibles, comme la religion, malheureusement, il y a plein d’événements dramatiques qui nous l’ont montré. Il faut d’abord vouloir faire rire et pas choquer. On comprend pourquoi les youtubeurs ne sont pas trop dans ce délire-là.

C’est-à-dire ?

Ils n’ont pas l’Eldorado qu’était Canal+ il y a vingt ans où tu pouvais faire ce que tu voulais. Eux, ils doivent trouver leur public, jeune, woke et ils doivent placer des produits. Donc c’est sûr qu’avec des blagues sur la religion et la politique, ce n’est pas Lacoste ou Princesse Tam Tam qui va te filer des fringues.

Vous écrivez que vous avez présenté vos excuses à une esthéticienne pour une caméra cachée qui s’est mal déroulée…

On a fait 800 caméras cachées, parfois on allait un peu loin et les gens étaient outrés. Tu choques une manifestation, c’est pas grave. Tu choques une boulangère ou une esthéticienne, tu sens qu’elle est pas bien, tu vas la revoir en lui expliquant que c’était une connerie parce qu’on n’est pas non plus des tortionnaires.

Une blague peut avoir des conséquences, dans la banalisation du racisme ou de l’homophobie, par exemple… Quand vous faites une blague homophobe, il y a certes un contexte avec Laurent Ruquier et d’autres membres des « Grosse Têtes » eux-mêmes homos…

Qui légitiment…

Qui légitiment et ont la possibilité de pouvoir en rire. N’y a-t-il pas un risque qu’un auditeur…

Aux Grosses Têtes, on est des zozos, on raconte des bêtises, on ne les pense pas. Ce sont des blagues, elles sont plus ou moins drôles, mais on ne peut pas nous accuser d’être premier degré. Le fait que Laurent [Ruquier] assume ce qu’il dit, ça excuse tout le reste. Naturellement, tu te dis que l’autre con qui a fait une blague sur les homos, s’il était vraiment homophobe, il ne pourrait pas être pote ou collègue avec Laurent Ruquier, ce n’est pas possible. Laurent sait très bien que je joue le rôle du gros con. Il y a d’autres combats, il y a de vrais homophobes, ils ne sont pas aux Grosses Têtes.

Ce que je veux dire, c’est que ce qui se dit sur le plateau avec une bande où tout le monde s’entend bien et se vanne comme on peut le faire entre amis, c’est une chose. On sait quel est l’humour et quelles sont les limites de l’autre. Mais un auditeur qui vous entend dire à Stéphane Plaza « Sur ta casquette NYPD il y a deux lettres de trop », peut penser que c’est approprié de parler comme ça, de faire la même vanne à n’importe qui…

Il faut miser un peu sur l’intelligence de ceux qui nous écoutent et savent qu’on est une émission de zozos qui sortent des horreurs pour se marrer. Ce n’est pas parce qu’on le dit à l’antenne qu’il faut le dire dans la vraie vie, sinon, ça va loin. Si on commence à se demander si les auditeurs risquent de redire ça ou autre chose, c’est que les gens sont demeurés et ça, c’est un autre problème, je n’en suis pas responsable. Ce qui est encore plus grave, et qui montre qu’on traverse une crise majeure, c’est qu’il y a plein de gens qui pensent qu’il faut être noir pour se moquer des noirs, homo pour se moquer des homos… Moi, je suis blanc, hétéro, capricorne, donc je ne peux me moquer que des blancs, hétéros et capricornes ?

Est-ce qu’on rit beaucoup des hommes blancs hétéros ?

Bien sûr, je ne fais que ça !

En visant leur orientation sexuelle et leur couleur de peau ?

Oui, en fait on se moque des clichés. Moi, je me moque des homophobes en faisant des blagues comme ça, évidemment. Si un gay me dit « sale hétéro », ça me fait marrer, je sais bien qu’il ne le pense pas. On s’en fout de qui baise qui, avec qui et pourquoi. J’ai une autre perception de la vie en société. Après, je ne dis pas que, parfois, on ne se manque pas. La liberté est de plus en plus sur scène. Les gens payent pour venir te voir et savent qui ils viennent voir. En étant dans les médias, on touche plein de gens qui ne nous connaissent pas et n’adhèrent pas forcément à ce que tu tentes de faire.

Ce qui vous a coûté votre tête à Canal+, ce ne sont pas des tweets ou des pétitions, mais quelqu’un qui avait le pouvoir. Et qui est un homme, blanc, hétéro…

Comme quoi, tout ça n’a aucun sens.

C’est une question de pouvoir.

Oui, et c’est aussi le drame de nos sociétés médiatiques modernes. Je ne suis pas pour le scénario du « gentil clown » et du « méchant directeur financier ». Mais être dirigé parfois d’une main de fer par des gros patrons qui ne veulent surtout pas que tu les titilles ou que tu attires des emmerdes… Pour eux, tu es un clown, « fais pouet pouet, ça suffira ». C’est aussi le souci de l’époque. Tout se concentre. Demain, tous les milliardaires posséderont les médias et ça voudra dire qu’on ne pourra plus faire des blagues sur les gens qui ont de l’argent ? Libre à eux, c’est leur boîte, mais ça fait un peu chier. Si demain il n’y a que des McFly, des Carlito et des Squeezie, c’est dommage… Attention, j’adore ces mecs-là. Faire des blagues sur Mario Bros, c’est tellement drôle !

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