“On ne voit pas chez les jeunes l’idée que leurs parents sont responsables du réchauffement climatique”

Ils sont “les générations futures” mentionnées dans les discours enflammés que tenaient déjà certains dirigeants dans les années 1980, 1990 ou 2000. Ils sont “l’avenir” qu’entendaient protéger les organisateurs du sommet pour la Terre à Rio en 1992 ou de la COP3 à Kyoto en 1997. Les jeunes de 2021 n’ont connu qu’une planète qui se réchauffe.

Une semaine avant la COP26, du 1er au 12 novembre à Glasgow (Ecosse), ils se rassemblent dans le cadre de la Conférence des jeunes des Nations unies sur le changement climatique. Venus du monde entier pour discuter de la refonte de la société à la lueur de l’urgence environnementale, ils seront également dans la rue pour tenter de faire entendre leur voix avant que les aînés ne négocient pour eux. 

Mais alors que les promesses de réduction des émissions de gaz à effet de serre tardent à se concrétiser, hypothéquant chaque jour davantage le futur de ces adolescents et jeunes adultes, quels regards les 16-25 ans portent-ils sur leurs aînés ? Les blâment-ils pour ces décennies d’inaction ? Leur reprochent-ils d’avoir pillé les ressources, leur laissant une Terre malade et dangereusement fiévreuse ? 

Membre du collectif Quantité critique, qui étudie le profil des manifestants pour le climat, le sociologue Maxime Gaborit pointe les limites de ce discours. Doctorant à l’université Saint-Louis de Bruxelles (Belgique), il explique à franceinfo comment les jeunes se mobilisent et renouvellent les discours et les modes d’action.  

Franceinfo : A-t-on raison de considérer que les jeunes sont les plus mobilisés sur les questions environnementales et que le climat est surtout la préoccupation de la jeune génération ?  

Maxime Gaborit : Ce n’est pas tant l’appartenance à une génération qui définit la mobilisation que leur position sociale et leur ancrage politique. Quand on regarde les jeunes qui manifestent pour le climat, il s’agit d’une jeunesse dont les parents appartiennent aux classes supérieures − ce sont des cadres, de professions intellectuelles…

La plupart du temps, leurs parents leur ont transmis une culture de gauche qu’ils se réapproprient. Or, depuis 2018, la mobilisation en faveur de l’écologie s’est faite à travers des modes d’action qui ont mis la jeunesse au premier plan, comme la grève des lycéens et l’émergence de la figure de Greta Thunberg. Ces jeunes-là de gauche, plutôt enfants de cadres supérieurs se sont davantage mobilisés.

Greta Thunberg lors d'une grève pour le climat devant le Parlement suédois, à Stockholm, le 2 juillet 2021.  (CHRISTINE OLSSON / TT NEWS AGENCY / AFP)

Pour autant, dans les actions où se côtoyaient à la fois des jeunes et des moins jeunes, on ne trouvait absolument pas de différence en termes d’engagement. Et quand il y en avait une, c’était plutôt un niveau de radicalité qu’on percevait légèrement supérieur chez les plus de 30 ou 40 ans. Dans ces mobilisations-là, les jeunes n’étaient pas en général les plus radicaux. D’ailleurs, le mouvement délaisse progressivement le discours autour des “générations futures”, au profit d’un discours centré sur l’urgence climatique et l’idée, plus mobilisatrice, d’une catastrophe, qui est déjà là, et dont il faut limiter l’impact.

“L’idée d’une opposition générationnelle appartient plutôt au fantasme, dans le sens où ce n’est pas un discours répandu au sein du mouvement pour le climat.”

Maxime Gaborit

à franceinfo

On pourrait comprendre pourtant que les jeunes tiennent leurs aînés pour responsables… 

Certains tiennent un discours de cet ordre, mais les enquêtes que nous avons menées dans les marches pour le climat démontrent qu’il est marginal, principalement parce que les jeunes que nous avons rencontrés s’inscrivent dans la filiation des valeurs et des engagements de leurs parents. On leur a demandé si la question de l’écologie était source de conflits à la maison et la réponse est très majoritairement non.

“On ne voit pas chez ces jeunes l’idée que leurs parents ou grands-parents sont responsables ou que la mobilisation doit se faire contre eux.”

Maxime Gaborit

à franceinfo

Cela va se ressentir de temps en temps, mais ce n’est pas du tout au cœur de l’engagement des jeunes avec qui nous avons échangé. 

Existe-t-il des échanges dans les deux sens entre les jeunes et les vieux, avec des jeunes qui “diffuseraient” leurs valeurs écologistes à leurs aînés ? 

Cela existe, mais nous ne disposons pas de chiffres qui permettent de quantifier ce phénomène. Ce qu’on peut observer, en revanche, c’est que les mobilisations sociales des trois dernières années ont rendu plus audible la parole des jeunes dans le débat public, même si elle a fait l’objet de nombreuses critiques et de dévalorisation. La parole de Greta Thunberg, notamment, a cristallisé cette opposition entre ceux qui voulaient entendre la parole des jeunes et ceux qui voulaient la délégitimiser.

Mais au-delà de ça, la parole de cette jeunesse-là − qui n’est pas la parole des jeunes en général, mais celle des jeunes mobilisés contre le réchauffement climatique a été rendue plus audible. Cette parole est aujourd’hui plus respectée, ce qui produit des effets sociaux qu’il est là encore difficile de quantifier. Mais cela permet de supposer que les transmissions de valeurs ascendantes [des enfants vers les parents] sont plus fréquentes qu’autrefois. 

D’où vient cette idée que la jeunesse est aux avant-postes du combat écologiste ? 

La question de la jeunesse est concomitante des premiers mouvements écologistes des années 1960-1970, avec tout ce que l’on a appelé les nouveaux mouvements sociaux. Les revendications écologiques sont alors apparues comme appartenant à de nouvelles mobilisations post-matérialistes venues supplanter d’anciennes revendications sociales telles que l’augmentation des salaires, par exemple. La nouveauté a été très vite un étendard, porté y compris par les militants : le mouvement lui-même était jeune et cela se traduisait à la fois par des revendications nouvelles, mais aussi par la sociologie, avec des militants jeunes. Paradoxalement, cette idée de nouveauté n’est donc pas du tout nouvelle dans le mouvement écologiste.   

Ces premiers militants sont aujourd’hui âgés. Se reconnaissent-ils dans les revendications et les modes d’action des jeunes ? 

Ces militants sont là, même si on ne les trouve pas forcément dans les mêmes organisations. Après 2018, les formes d’engagements et les modes d’action écologistes se sont multipliés. D’un côté, des organisations comme Alternatiba, ANV Cop21 ou Les Amis de la Terre se revendiquent de cet héritage des luttes écologiques classiques, que les jeunes sont en train de renouveler. Et en même temps ont émergé d’autres groupes comme Extinction Rebellion. Le cadrage de la lutte n’y est pas exactement le même : on parle moins du nucléaire par exemple et davantage de la question du vivant.

Des militantes du mouvement Extinction Rebellion accrochées aux grilles de l'Assemblée nationale, à Paris, le 4 mai 2021.  (THOMAS SAMSON / AFP)

Il existe aussi aujourd’hui toute une constellation d’associations, qui sont partie prenante de l’organisation des actions pour le climat − comme Unis pour le climat, Youth for climat, la Bascule −, qui sont nouvelles.

Pourquoi l’année 2018 marque-t-elle un point de rupture ? 

En France, les rapports du Giec ont fait l’objet d’une plus grande médiatisation et il y a eu la démission de Nicolas Hulot du ministère de la Transition écologique. Les grèves de Greta Thunberg ont aussi commencé en août 2018, avant d’être reprises en France bien plus tard, en janvier-février 2019. L’idée que la situation est grave et qu’il fallait se mobiliser contre le réchauffement climatique a atteint une portion plus large de la population. Cette dynamique a produit des effets, notamment chez les jeunes.

La preuve, c’est que des enquêtes de 2017, comme celle-ci (PDF) en partie menée par le Credoc, montrent bien qu’à l’époque les jeunes ne sont pas plus engagés dans la lutte écologiste que leurs parents. A travers leurs modes de vie, ils ont même souvent moins tendance à pratiquer l’écologie au quotidien et se sentent moins préoccupés par la question environnementale que leurs aînés.

En quelques mois, cela a changé. L’enquête qu’on a pu mener récemment avec notre collectif Quantité Critique en partenariat avec La Croix montre qu’il y a une augmentation extrêmement forte de la préoccupation environnementale chez les 16-30 ans par rapport à ce qu’avait rapporté le Credoc en 2017.

“On est aujourd’hui à plus de 70% de la jeunesse qui se dit très préoccupée. Des chiffres qui se rapprochent de ceux de l’enquête publiée dans le monde à la mi-septembre.”

Maxime Gaborit

à franceinfo 

Une autre enquête du Credoc pointait, en décembre 2019, qu’en dépit de cette préoccupation environnementale grandissante, la jeunesse restait attachée à des valeurs consuméristes. N’est-ce pas une contradiction ?  

On observe des évolutions dans les pratiques de consommation de certains jeunes qui sont plus critiques de l’idéologie consumériste. Cependant, je pense qu’il faut faire attention avec cette idée dans la mesure où ce mouvement pour le climat a précisément porté une critique de l’idéologie des petits pas. Il rejette l’idée que c’est à partir des comportements individuels qu’on va pouvoir régler la crise écologique, pour plutôt pointer la responsabilité de l’Etat et des gouvernants, accusés d’inaction.

Des jeunes manifestent lors d'une marche pour le climat, à Nantes, le 9 mai 2021.  (ESTELLE RUIZ / HANS LUCAS / AFP)

D’ailleurs, nos enquêtes ont montré que, chez les jeunes mobilisés, ceux qui mettent en place le plus de gestes individuels sont ceux qui pensent le plus que cela a peu d’importance dans l’issue de la crise écologique. 

Au contraire, est-ce parmi les plus de 50 ans que l’on trouve les personnes les plus résistantes aux discours écologistes ?

Les enquêtes qui ont été faites en 2019 sur le regard des Français sur le mouvement pour le climat avaient montré que le cœur de l’opposition à l’écologie se trouve dans les classes supérieures de droite. Au sein de cette classe, la question de l’âge peut en partie jouer un rôle dans le sens où l’on est sur une socialisation politique qui s’est faite dans des contextes différents et qui s’est suffisamment sédimentée pour que l’évolution, au regard des changements politiques, soit plus difficile.

Ces classes sont farouchement opposées à toute modification de leurs modes de vie et à toute forme de politiques écologiques conséquentes car, pour elle, l’écologie n’est pas un enjeu global. L’écologie, pour ces groupes plutôt à droite, c’est ce qui m’entoure directement, comme la propreté et le paysage. C’est notamment ce qui va justifier l’opposition aux éoliennes, par exemple, ou générer des discours qui stigmatisent les jeunes, accusés de jeter des papiers par terre et de salir les rues alors que eux sont “propres” − avec derrière ce discours, un ressort raciste qui accusent les personnes issues de l’immigration.  

Donc, au même titre que l’aspect sociologique, le clivage gauche-droite est essentiel − bien plus que l’aspect générationnel − pour comprendre l’engagement écologiste ?

Pendant plusieurs décennies, l’écologie a cherché à se positionner au-delà du clivage gauche-droite, comme une sorte de troisième voie qui bousculerait les clivages traditionnels. Or, ces dernières années, l’urgence de la situation a conduit progressivement à réinscrire pleinement, directement et explicitement les luttes écologistes dans l’horizon de la transformation sociale portée par la gauche au sens très large.

“Chez les personnes qui sont présentes dans les marches, il y a une forme de radicalisation d’un engagement de gauche vers des positions plus radicales, et cela en raison de l’urgence.”

Maxime Gaborit

à franceinfo

L’engagement écologiste s’est réancré dans un système de valeurs très proche de celui de la gauche et même de la gauche radicale à travers les enjeux de justice sociale et de lutte contre les inégalités. Et pour sa part, la gauche au sens très large s’est “écologisée”. Elle a dû revoir son logiciel et remettre en cause sa matrice idéologique productiviste après avoir longtemps laissé de côté les enjeux environnementaux ou les avoir traités comme des enjeux secondaires. 

Les jeunes sont plus enclins à voter pour des partis écologistes, mais ce sont aussi eux qui votent le moins. Faut-il en déduire qu’ils expriment leur engagement différemment de leurs aînés ? 

Cette idée que les jeunes trouveraient d’autres modes d’engagement que le vote et préféreraient manifester dans la rue plutôt que d’aller voter est à nuancer : il y a une addition des différents modes d’engagement, dont le vote fait partie. Pour autant, c’est vrai qu’un écart se creuse entre la jeunesse et des formes institutionnelles de l’ordre politique.

“Les jeunes sélectionnent beaucoup plus les élections dans lesquelles ils s’investissent et, quand nous traversons un moment politique fort au cours d’une campagne électorale, en général, ils se rendent aux urnes.”

Maxime Gaborit

à franceinfo

Par ailleurs, les enquêtes montrent un écart majeur entre les préoccupations des plus jeunes et les sujets les plus traités médiatiquement. Chez eux, l’urgence climatique arrive en premier, suivie des questions de justice sociale et ensuite des enjeux liés à l’emploi. Les questions liées à l’immigration se trouvent assez bas dans la liste. Or, les débats médiatiques sont très largement centrés sur ce thème, ainsi que celui de la sécurité et de la laïcité. Ce décalage favorise l’éloignement des jeunes des urnes.

Si la mobilisation citoyenne parvient à redémarrer après un an et demi de crise sanitaire, elle peut alors jouer un rôle important pour mettre la question de la transformation écologique de la société au cœur des discussions. C’est aussi pour cela que la COP26 est un moment important en terme de cadrage du débat médiatique : on reparlera du réchauffement climatique, des politiques à mettre en œuvre pour limiter les émissions de gaz à effet de serre…


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