Les débats du Tour : Que vaut la 4e place de Gaudu ? Est-ce la défaite de Pogacar ou la victoire de Vingegaard ?

Est-ce la défaite de Pogacar ou la victoire de Vingegaard ?

Laurent Vergne

Tadej Pogacar est-il moins fort que l’an dernier ? Probablement. Mais l’insolente domination du Slovène l’an passé, si elle devait beaucoup à sa supériorité en montagne comme dans le chrono (il avait remporté le premier à Cholet avant de gérer le second), avait été amplifiée par l’absence d’une concurrence digne de ce nom. Les chutes de la première semaine avaient décimé une partie de l’adversité et Jonas Vingegaard, s’il avait remarquablement tenu son rôle de leader de substitution, n’était pas encore tout à fait prêt à le challenger réellement.

Le résumé : Pogacar a tout tenté, a chuté, puis Vingegaard et la Jumbo l’ont essoré

Le Danois, incontestablement, a changé en douze mois. Ultra-complet, autoritaire sans être tyrannique, excellent tacticien, il a commis un sans-faute pendant ces trois semaines de Tour. Une fois tout ceci énoncé, cela ne répond pas à la question : est-ce davantage la défaite d’un Pogacar en léger retrait (on n’ira pas jusqu’à parler de déclin pour un garçon de son âge, soyons raisonnables) ou le triomphe d’un Vingegaard désormais installé sur des hauteurs où personne ne l’aurait imaginé il y a encore treize mois ?

Je dirais “les deux” ou plutôt “ni l’un ni l’autre”. Le scénario de ce Tour est d’abord, à mes yeux, le fruit de la supériorité collective des Jumbo Visma, plus encore que celle de leur leader. Prenons trois moments décisifs de la course :

1. L’étape des pavés. Vous vous souvenez de Vingegaard en panique, contraint de changer trois fois de vélo ? Cette séquence paraît loin, presque oubliée, parce que Wout van Aert a ramené de l’ordre pour permettre au Scandinave de ne concéder que 13 secondes sur Pogacar. Sans son équipe et, disons-le, sans Van Aert, Vingegaard aurait peut-être compromis ses chances de victoire finale ce jour-là.

Une crevaison, trois changements de vélo : Vingegaard en panique

2. La prise de pouvoir au Granon. Oui, c’est en solitaire qu’il est allé chercher le maillot jaune. Mais c’est bien le harcèlement collectif des Jumbo dans le Galibier, cette fois avec Primoz Roglic aux côtés de Vingegaard, qui a poussé Pogacar à se “cramer”, avant de payer l’addition dans le Granon. S’ils avaient été en tête-à-tête, le Slovène aurait-il explosé de la même manière ? Pas sûr.

3. Hautacam. L’estocade finale. Là encore, le maillot jaune s’est imposé en solo, en grand triomphateur. Mais ce n’est pas lui qui a essoré son rival dans la montée finale. C’est bien ce diable de Van Aert qui, par son tempo infernal, a fait lâcher prise au double tenant du titre. Derrière, Vingegaard n’a eu “qu’à” finir le travail.

Voilà pourquoi l’incontestable victoire annoncée de Jonas Vingegaard, dimanche, sur les Champs-Elysées, et sans retirer le moindre mérite à l’intéressé qui, encore une fois, était le plus fort a réussi une course impeccable, prend en grande partie sa source dans la puissance de la Jumbo Visma. Au moins autant, si ce n’est plus, que dans celle de son leader, ou dans une quelconque faiblesse de Tadej Pogacar.

Amaury Erdogan-Gutierrez

Je vais vous décevoir par ma réponse (de normand) : c’est un peu des deux. Jonas Vingegaard a bien évidemment gagné quelques galons depuis sa 2e place de l’an passé. Le Danois a épuré un mental de nature stressée et s’est forgé un physique presque indestructible. On évoquait, à raison, la polyvalence de Tadej Pogacar (23 ans) à l’issue de la première semaine, mais le frelon de Hillerslev est lui aussi un modèle de régularité.

Vingegaard (25 ans) roule presque aussi bien que son cadet (huit secondes de rendues sur le chrono de Copenhague) et sans une crevaison, rien ne nous empêche de croire que le maillot jaune aurait pu suivre la silhouette légère de “Pogi” sur les pavés grossiers de la 5e étape. A Longwy et Lausanne, sur deux arrivées taillées pour sprinteur-puncheur, le Scandinave n’a pas été ringardisé par le Slovène (7e et 8e).

L’analyse du sauvetage qui a tout changé : “Les dieux du vélo étaient du côté de Vingegaard”

Conclusion, le probable successeur de Bjarne Riis sur les Champs-Élysées n’a pas attendu le Granon pour déployer tous ses atouts. Vingegaard a progressé, c’est un fait. Mais Pogacar est-il à son niveau de 2021 ? Je ne le crois pas, même si “Pogi” a réalisé sans contestation aucune son meilleur début de saison, avec dix bouquets dans l’escarcelle avant de poser ses valises à Copenhague. L’an dernier, le natif de Komenda n’a eu besoin que d’une étape pour éparpiller la concurrence, Vingegaard ne faisant pas exception.

Si le viking s’est révélé dans la seconde partie du Tour 2021, Pogacar avait encore la main, et pouvait décrocher le Danois de sa roue à tout moment, ce qu’il est aujourd’hui incapable de faire. Cette question me rappelle d’ailleurs un débat immuable lors du Tour 2010, où bon nombre d’observateurs concluaient d’une baisse de régime d’Alberto Contador couplée à une progression d’Andy Schleck. L’histoire se répète en 2022.

Que vaut la quatrième place de Gaudu ?

Amaury Erdogan-Gutierrez

Une quatrième place sur le Tour de France, ce n’est jamais anodin. Dans l’idée de comparer les années, il convient de scruter les alentours et déchiffrer l’aura et le niveau des adversaires. En se penchant sur le cas du petit prince de Bretagne, cette hypothétique 4e place au général vaut son pesant d’or. C’est aussi limpide que la figure de Vingegaard, le Tour de David Gaudu est à ranger très haut dans l’histoire récente des Français sur l’épreuve juilletiste.

Le grimpeur de Landivisiau (25 ans) n’a courbé l’échine seulement face à trois noms, Jonas Vingegaard, cyborg froid comme le givre scandinave, celui qui est présenté comme le digne héritier d’Eddy Merckx (Tadej Pogacar), et un ancien vainqueur du Tour (Geraint Thomas, en 2018) qui a recouvré l’intégralité de ses moyens.

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Épluchons désormais la liste des victimes pour se rendre compte de la performance unique du leader de la Groupama – FDJ : Nairo Quintana (Arkéa Samsic), Aleksandr Vlasov (BORA – hansgrohe), Romain Bardet (DSM), Adam Yates (INEOS Grenadiers), etc. Du lourd. Ce qui me frappe au-delà de tous ces noms, ce sont les records d’ascensions rabotés après le passage d’un peloton en constant progrès.

A l’échelle récente, je placerai cette 4e place de Gaudu au-dessus de la 2e place de Jean-Christophe Péraud, décrochée dans un Tour verrouillé par Vincenzo Nibali (2014), qui s’est engouffré la tête la première dans la fenêtre laissée libre par les abandons de Chris Froome et Alberto Contador. C’est plus fort que Julian Alaphilippe (5e en 2019), et j’irai même jusqu’à dire que c’est plus impressionnant que Romain Bardet (2e en 2016).

Les démonstrations conjointes de Pogacar et Vingegaard saupoudrent cette 109e édition d’une touche de géantisme qui rehausse forcément l’accessit de Gaudu. “G” le confirmait lui-même avant le grand départ, le Gallois est plus fort qu’en 2019 (2e). Le fantasme n’est qu’à un pas, celui de s’imaginer Gaudu croiser le fer à armes égales avec Egan Bernal, pourtant étiqueté prodige à ses débuts, comme le Breton d’ailleurs. Mais aujourd’hui, les prodiges, il en pousse de partout.

Christophe Gaudot

La performance de David Gaudu est exceptionnelle. Pour lui déjà, qui n’avait pour référence sur les grands tours, qu’une 11e place l’année dernière et une 8e sur la Vuelta, toutes deux acquises à la force des jambes et avec le concours d’échappées bien senties. Pour le cyclisme français aussi. Avec un Thibaut Pinot qui ne souhaite plus se battre pour le classement général et un Romain Bardet qui a passé la trentaine, l’Hexagone avait besoin de sang neuf. Elle l’a avec un coureur qui, à 26 ans, peut encore espérer progresser.

Exceptionnelle, cette 4e place l’est donc à mes yeux. Parce que ce Tour, mené sur un rythme d’enfer, est d’un niveau bien supérieur à ses prédécesseurs. Je suis pratiquement d’accord avec Amaury sur toute la ligne. Pratiquement seulement car je mets la deuxième place de Romain Bardet en 2016 au-dessus de la quatrième de David Gaudu en 2022.

Romain Bardet sur le Tour 2016

Crédit: AFP

A raison, certains disent que Geraint Thomas a remporté le Tour “des autres”. A ce titre, David Gaudu en aurait donc pris la 2e position. En 2016, un certain Chris Froome triomphait de son troisième Tour de France. N’être battu que par un quadruple vainqueur, voilà qui pose une performance.

De plus, il y avait dans cette place de dauphin de Bardet quelque chose de plus épique. Encore cinquième, à l’issue d’un excellent chrono, à trois jours de Paris, l’Auvergnat avait renversé la course vers le Mont Blanc, repoussant Froome à 36 secondes et gagnant trois positions. Ce Tour 2016 de Bardet reste pour moi le meilleur d’un Français au XXIe siècle… mais Gaudu arrive juste derrière lui.

Van Aert est-il le meilleur coureur du Tour ?

Amaury Erdogan-Gutierrez

Assurément, oui. Je cultivais encore quelques doutes à la veille de cette 18e étape, puisque Jonas Vingegaard affichait une telle maîtrise de son sujet que je me voyais bien lui décerner ce prix. Après relecture (et revisionnage), Wout van Aert est bien le meilleur coureur du Tour. Alors attention, je n’ai pas dit le plus polyvalent.

Le Flamand l’est déjà depuis un moment. Là, il est question de force, de domination, et le numéro du maillot vert entre Lourdes et Hautacam m’a scotché. Reprenons depuis le début. WVA est ce jeudi le premier à pointer le bout de son nez dehors et a fait passer un premier courant d’air au peloton, défiguré au rythme des attaques pour fuir les radars de la Jumbo-Visma et des UAE. Impassible, van Aert s’est taillé une petite escapade solitaire, avant de trouver quelques compagnons de fortune sur les pentes de l’Aubisque.

Van Aert a lâché Pogacar, puis Vingegaard s’est envolé : comment la Jumbo-Visma a scellé le Tour

Le Belge n’a pas arrêté de la journée, occupé à imprimer l’allure de l’échappée, batailler pour quelques points au sommet, éplucher le groupe de tête dans le col de Spandelles, et griller les feux de Pogacar dans Hautacam (3e à l’arrivée). Le tout quelques minutes après avoir écœuré deux grimpeurs (Thibaut Pinot, Daniel Martinez), devenus pantins mutilés sous ses à-coups de mammouth.

Une telle démonstration fait germer quelques questions épineuses sur la suite à donner à une carrière déjà bien remplie, mais ce sera pour bientôt. Pour l’heure, van Aert pourra se féliciter d’avoir participé depuis le premier rang au couronnement de Vingegaard, le tout en chassant un paquet de lièvres. S’éparpiller peut creuser le sillon condamné du commun des coursiers, mais chez WVA, le cumul de mandats rapporte (deux victoires, un maillot vert).

Christophe Gaudot

Une fois de plus, je vais être d’accord avec Amaury mais pas entièrement. Avec l’esprit de contradiction qui est le mien, j’ai envie de faire de Wout Van Aert, le co-meilleur coureur du Tour de France 2022. Vous me voyez venir, je place Jonas Vingegaard, probable vainqueur au même niveau. Et non, je ne choisirai pas entre les duettistes de la Jumbo-Visma.

La candidature de “WVA” propose quelques arguments qui font mouche. La plus belle démonstration individuelle de ce Tour de France est à mettre à son crédit. A Calais peut-être, ce jeudi vers Hautacam plus sûrement. Ce qu’il a fait physiquement lui vaudrait bien l’ajectif “extra-terrestre”. Son Tour globalement est exceptionnel, au sens premier du terme. Qu’un coureur, comme Sagan ou Cancellara, puisse briller sur plusieurs terrains et ainsi être présent au long des trois semaines, est une chose, qu’un homme le soit tous les jours ou presque, une autre encore différente.

Vingegaard porte le coup de grâce à Pogacar : l’arrivée de la 18e étape

Mais, à la différence de Jonas Vingegaard, Wout van Aert n’a eu qu’une faible pression à gérer. Bien sûr, il visait le maillot vert et des étapes. Pour la seconde partie, ce fut réglé dès le quatrième jour, pour la seconde pas beaucoup plus tard. Le reste du temps, il a évolué en franc-tireur le plus souvent. Un rôle plus simple à tenir. Si ça fonctionne tant mieux, et sinon tant pis.

Jonas Vingegaard lui a dû conclure l’immense travail de son équipe au Granon et à Hautacam et résister à un Tadej Pogacar qui voulait sa perte, qui a cherché à le “stresser” selon ses propres termes. Il n’y est jamais parvenu parce que fort, le Danois l’était autant dans les jambes que dans la tête. Sa performance physique, moins impressionnante, est à réhaussé à l’aune de son combat psychologique avec Pogacar. Balle au centre entre les deux hommes pour moi donc.

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