La cuisine péruvienne veut se démarquer au pays de la gastronomie

L’influent classement des 50 Best Restaurant a tranché. Le meilleur de la gastronomie mondiale a son épicentre au Pérou et c’est à Lima qu’il faut se rendre pour y goûter. En France, peut-on en avoir un aperçu ? « Le Pérou qu’on déguste à Paris est un Pérou du quotidien, affirme l’expert en gastronomie mondiale Nicolas Chatenier. Celui que Virgilio Martínez sert au Central, le meilleur restaurant au monde pour le 50 Best, c’est quelque chose d’infiniment plus abouti, qui repose sur des produits péruviens formidables comme le maïs ou la pomme de terre, une façade maritime qui permet d’avoir des produits de la mer incroyables et un réel savoir-faire issu d’une culture culinaire qui a fusionné le meilleur de l’Amérique latine et les saveurs du Japon. »

Le Japon ? Oui, parce qu’en 1899, quelques centaines de Japonais arrivés en bateau, saisissant l’aubaine de pouvoir manger du poisson cru, se sont installées au Pérou et ont fini par influencer durablement la gastronomie du pays. Pour Nicolas Chatenier, « la cuisine péruvienne est typiquement une cuisine à découvrir sur place ». Eventuellement aux Etats-Unis ou en Angleterre où Virgilio Martínez et d’autres très grands chefs ont ouvert des tables, « mais peu en France ».

Une table étoilée à Lyon

Les restaurants péruviens, ce n’est pourtant pas ce qui manque dans l’Hexagone. L’un d’eux, le Miraflores, tenu à Lyon par Carlos Camino, a même décroché une étoile au Guide Michelin pour « la cuisine sincère et personnelle d’un chef dont la maturité et l’engagement magnifient des produits de grande qualité ». Et le guide rouge de donner l’exemple d’un ceviche hierba luisa, leche de tigre au cacao noir, ou d’une pota (calmar géant) braisée palo santo, écume de mer et sauce nikkei. La terminologie « nikkei » qui accompagne un certain nombre de plats signale une spécialité japonaise déclinée avec des produits péruviens.

Le chef de Selva, Felipe Camargo, son ceviche clasico entre les mains – S.LEBLANC

A Paris, entre cevicherias (des établissements spécialisés dans les ceviches) et tables plus sophistiquées, le journal Le Monde a relevé « une quarantaine d’adresses métamorphosant certaines artères de Pigalle en ruelles du Barranco, le quartier bohème de Lima » et une poignée en région, à Marseille (El Santo Cachon) ou à Strasbourg (Santa Elena), toutes servant une cuisine plus ou moins authentiquement péruvienne. « Plus ou moins », sourit Felipe Camargo, le chef de Selva, ouvert fin 2020 dans le quartier de la Sorbonne. « La cuisine péruvienne est une cuisine qui revendique la fusion d’influences multiples, explique-t-il. Et il est bien difficile de définir ce qu’est une cuisine 100 % péruvienne. » Lui-même est Colombien.

Lait de tigre

Felipe Camargo a 33 ans et trois pays, la Colombie, où il est né, le Pérou où il a cuisiné pendant sept ans, notamment dans le prestigieux restaurant Osaka du chef Ciro Watanabe, et la France, où il a poursuivi son parcours chez Paul Bocuse à Lyon avant de devenir le sous-chef du restaurant parisien de Gaston Acurio, Manko. Parmi les spécialités qu’on lui réclame le plus, le ceviche et le tiradito. « L’important, c’est la fraîcheur du poisson, car tout est cru », précise-t-il. A voir Felipe et son collègue David découper le poisson, on se croirait presque au Japon. A la différence qu’eux vont le faire mariner. « Oh, pas longtemps », assure Felipe. Deux minutes pour les dés de poisson ultra-frais du ceviche clasico (15 euros), « sinon la chair va donner une croûte et cela ne sera pas aussi fondant ».

Cette marinade acidulée et piquante appelée « leche de tigre » est composée de citron vert pressé (pas trop, cela ajouterait de l’amertume), de céleri, de tiges de coriandre, d’oignons rouges, de piment antillais auquel il ajoute les chutes d’un filet de bar et un fumet de poisson. « Mais surtout pas de lait de coco, ni d’huile d’olive, sinon ce n’est pas un ceviche », prévient Felipe. Le tout est mixé cinq bonnes minutes, c’est le temps nécessaire pour tirer le lait du grand fauve. Felipe le sert ensuite dans des bols réservés au réfrigérateur, l’agrémente d’une purée de patate douce, de maïs blanc « choclo » et de maïs grillé.

Les frivolités du tiradito

Le tiradito de Selva (17 euros) est plus original, composé de maquereau très frais, mais préalablement préparé au sel puis fumé. Servi en fines tranches qui rappellent le sashimi, il est accompagné d’avocat grillé et posé sur un coulis de ponzu nikkei, un mélange acidulé de pisco (une eau-de-vie de racine 100 % péruvienne), de jus d’orange, de cardamome, d’ail, de citronnelle et de gingembre.

Le tiradito au maquereau fumé de Selva
Le tiradito au maquereau fumé de Selva – S.LEBLANC

Là où le ceviche se doit d’être clasico, le tiradito peut se permettre de nombreuses fantaisies. Ainsi, chez Coya, terrasse chic et festive de la rue du Bac, le chef indo-britannique Sanjay Dwivedi a imaginé un intrigant tiradito de sériole sur un coulis de piment vert avec quelques grains de caviar (25 euros). Curieuse association qui fait passer le poisson, et le caviar, un peu au second plan.

Gyozas oui, guacamole non

Chez Selva, on s’est jeté sur les gyozas nikkei (15 euros) et on a eu raison. Comme au Japon, ces petits raviolis sont grillés d’un seul côté, comme pour mieux laisser l’autre moelleux. Selva les remplit d’une farce fondante de canard confit. On n’en trouve pas au Japon, ni au Pérou. « Mais la France est le pays du canard, n’est-ce pas ? » lance Felipe. La touche nikkei vient des champignons shiitaké mélangés à la viande et d’une herbe huacatay qu’on n’est pas près de retrouver au Japon.

Les croquettes de Coya
Les croquettes de Coya – S.LEBLANC

Dans le même registre, Coya sert en entrée de savoureuses croquettes de bar qui flirtent du côté du Japon pour son assaisonnement régressif de miso et d’aïoli épicé (15 euros). En revanche, mieux vaut refuser poliment le guacamole minute servi pour l’apéro, c’est une spécialité mexicaine ! « C’est la force et la faiblesse de la cuisine péruvienne, remarque Felipe Camargo. A force de métissage et de fusion, ses marqueurs d’identité peuvent paraître un peu flous. » Les tables labellisées latino ont tendance à surfer sur la vibe du moment. Hier le Mexique, aujourd’hui le Pérou, demain la Colombie ? Ce ne serait pas pour déplaire à Felipe Camargo, qui en est le représentant auprès de l’ambassade à Paris, mais pour l’heure, c’est la cuisine mexicaine que le chef colombien place au-dessus du lot. Et oui, la cuisine péruvienne en France, ce n’est pas encore tout à fait le Pérou

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