« Ils ne veulent pas voir le problème »… Les violences sexuelles entre enfants, un angle mort de l’Education nationale

« Valentin il a retiré la culotte de Sandrine*, le pantalon de Sandrine, et moi Mathis il m’a enlevé la culotte et le pantalon et il a mis le doigt dans ma farfalla ». Quand la mère d’Alisonne entend sa fille de quatre ans désigner ainsi sa vulve en italien, elle comprend tout de suite que quelque chose d’anormal s’est passé à l’école, qui n’a rien à voir avec les pâtes en forme de papillon. Lorsqu’elle lui demande ce que cela lui a fait, Alisonne ne décrit clairement pas un jeu, selon un enregistrement de la petite fille que nous avons pu écouter : « Ça m’a fait mal et j’ai pleuré ». La mère de la petite fille, scolarisée à Paris, porte plainte dès le lendemain.

C’est un phénomène ultra-tabou mais massif et en très forte augmentation. En France, des dizaines de milliers de mineurs sont accusés d’infractions à caractère sexuel sur d’autres mineurs. Si la plupart de ces infractions ont lieu dans le cadre familial, certaines se produisent à l’école, dans l’enceinte même de l’institution censée protéger ces enfants, qui auront pour certains et certaines des vies très abîmées à cause de ce qui leur est arrivé. Pendant des semaines, 20 Minutes a enquêté sur ces violences, aujourd’hui sous-estimées et qui ne font pas l’objet d’une prise en compte spécifique du côté de l’Education nationale, concentrée sur la lutte contre le harcèlement scolaire.

Jeu ou véritable agression ?

Il faut dire que le sujet est délicat, car les enfants qui agressent sont eux-mêmes des victimes pour la plupart, de l’avis de toutes et tous les professionnels interrogés. Soit parce qu’ils ont été violentés, soir parce qu’ils ont été exposés à de la pornographie, une autre forme de violence. Autre point épineux : s’agissant des tout-petits, il peut être très difficile pour les parents ou le personnel éducatif de distinguer ce qui relève de la curiosité sexuelle, saine et sans inquiétude à un certain âge, de la violence, qui implique de la coercition. 

« Dans les petites classes, ce sont les parents qui qualifient les faits de violences sexuelles, les équipes éducatives sont en général plus prudentes », explique Ghislaine Morvan Dubois, responsable nationale à la FCPE, la Fédération des Conseils de Parents d’Elèves. D’un côté, des parents peuvent être amenés à qualifier un peu trop vite de violences ce qui relève de la simple découverte du corps, de l’autre, des professionnels de l’Education peuvent être amenés à minimiser un événement qui a réellement et profondément traumatisé un enfant.

Pour Sébastien, l’affaire éclate en avril 2021. Ses parents remarquent alors que l’enfant, en moyenne section de maternelle dans une école parisienne, et qui était propre depuis longtemps, se remet à faire des selles dans ses sous-vêtements. C’est ce qu’on appelle l’encoprésie, lorsque l’enfant se retient d’aller à la selle volontairement, et que des fuites apparaissent. L’encoprésie est souvent associée à des facteurs psychologiques. Sébastien présente aussi de l’irritabilité, et lâche un jour « il m’embête », sans donner de détails. C’est ce qui amène ses parents à consulter une psychologue, à qui l’enfant lâche toute l’affaire : un autre enfant, Akram, lui a mis des doigts dans les fesses, lui intimant de danser nu. Et il le menace régulièrement, depuis plusieurs mois.

Près de 300 % d’augmentation des affaires en justice

Combien sont-ils, ces mineurs et mineures qui agressent d’autres enfants ? Selon le ministère de la Justice, on dénombre en France près de 23.300 mineurs accusés d’infractions à caractère sexuel (ICS) entre 2019 et 2020. Près d’une affaire sur deux de viols et d’agressions sexuelles sur mineurs traitées par le parquet en 2020, implique un mineur auteur, indique un rapport de recherche de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) sur les mineurs auteurs d’infraction à caractère sexuel, auquel d’autres chiffres font écho.

La proportion de ces affaires impliquant des enfants parfois tout jeunes connaît une inquiétante explosion. Entre 1996 et 2018, les affaires de viols avec des mineurs auteurs ont augmenté de 279 % et de plus de 315 % pour les agressions sexuelles au sens large (comprenant le harcèlement et l’exhibition sexuelle), selon l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Un rapport du Sénat publié en septembre 2022 indique que les violences sexuelles commises par des mineurs sur d’autres mineurs ont augmenté de 59,7 % entre 2016 et 2021.

Sollicitée pendant des mois par 20 Minutes, relancée près d’une vingtaine de fois, l’Education nationale n’a jamais souhaité donner le moindre chiffre ni apporter de réponse sur le fond, une responsable communication du ministère affirmant seulement qu’il y avait « des sujets sur lesquels l’Education nationale travaillait sans volonté de communiquer dessus ». Walter Albardier, psychiatre responsable du Centre de Ressources pour les Intervenants auprès des Auteurs de Violences Sexuelles (Criavs) d’Île-de-France, estime pourtant qu’il y a des cas de violences sexuelles entre mineurs, « peut-être pas dans toutes les classes, mais plusieurs par école ou collège ».

On sait, grâce à une enquête de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance [DEPP] réalisée auprès d’élèves de CM1-CM2 portant sur l’année 2020-2021, que 8,4 % des élèves se disent victimes « d’embrassade forcée » « à l’école ou sur le chemin pour s’y rendre. Selon une autre enquête de la même direction, qui repose sur les faits rapportés par les chefs d’établissement, 11 % des incidents graves entre élèves à l’école sont « des violences sexuelles ou à caractère sexuel ». Cela représente vraisemblablement des milliers de cas.

« Le ”pas de vague” est la norme »

Et ces chiffres sont sans doute bien inférieurs à la réalité, qui semble souvent étouffée. « Quand on nie un problème, on n’a pas de chiffre », constate Homayra Sellier, fondatrice de l’association Innocence en danger, qui indique faire « chaque semaine des dizaines » de signalements à la justice, et accuse l’Education nationale de se voiler la face : « Je connais des situations en maternelle où les parents attendent des mois avant d’être reçus par la direction. Le rectorat a toujours nié ces affaires. 

La première réaction de l’institution c’est de dire aux parents ”taisez-vous, ne dites rien” ». « Le ”pas de vague” est la norme », dénonce aussi Emmanuel Garot, un des porte-parole de la fédération de parents Peep, qui constate un « black-out complet » du côté du rectorat à Paris. « Les vieux préjugés et la crainte sur un sujet aussi sensible conduisent encore beaucoup d’enseignants, de directeurs d’école ou même d’inspecteurs à minimiser. Pareil parfois du côté de la police », constate aussi son collègue Laurent Zameczkowski.

De nombreux parents nous ont raconté avoir eu le sentiment que l’Education nationale minorait les faits, y compris au plus haut niveau. « Ce sont des jeux d’enfants » : ces mots cette fois proviennent d’un Inspecteur de l’Education nationale (IEN), après que deux couples ont signalé des faits d’agression sexuelle et de viols sur leurs fillettes respectives, de la part d’enfants de leur classe à Paris.

« Ils ne veulent pas voir le problème car ils sont surchargés »

« A cet âge-là ils jouent à touche-pipi », « Les enfants on sait qu’ils découvrent la sexualité »… sont d’autres phrases rapportées dans les témoignages livrés à 20 Minutes, alors que des faits ne pouvant s’apparenter à des jeux, étaient rapportés, selon plusieurs experts que nous avons interrogés. Un enfant de 4 ans ayant subi un viol d’un enfant de sa classe dans le Sud de la France a vu son comportement se dégrader gravement après la rentrée scolaire de 2023, jusqu’à devoir prendre des calmants prescrits par un pédopsychiatre. Sa mère s’est ensuite vue rétorquer par la directrice de cet établissement qu’il ne s’agissait que de « découverte du corps ».

« Les profs, les directeurs, les personnels périscolaires préfèrent être dans l’ignorance. Ils ne veulent pas voir le problème car ils sont surchargés. Il faut leur dire que si on ne prend pas au sérieux la parole de l’enfant c’est très grave », commente la maman de Sébastien.

Les victimes contraintes de cohabiter avec leurs agresseurs

Un mineur auteur d’infraction sexuelle sur trois est âgé de moins de 13 ans, dont un tiers a moins de 10 ans, selon le rapport de la PJJ mentionné plus haut. Pour ces enfants de moins de dix ans, aucune sanction n’est possible, et seules des mesures éducatives sont envisageables pour les moins de 13 ans, à condition d’avoir prouvé leur discernement, un garde-fou introduit dans le Code la justice pénale des mineurs en 2021.

Il est aussi très difficile d’imposer à un auteur mineur d’infractions sexuelles de changer d’école, pour protéger les victimes : il faut pour cela que cet enfant ait réitéré les faits ou commis d’autres troubles, après leur découverte par l’administration, selon le code de l’Education. Ce qui signifie qu’auteur et victime peuvent parfois cohabiter pendant des mois, même si l’enfant victime a subi plusieurs agressions avant la révélation.

C’est ce qui s’est passé pour Sébastien et Akram. Le directeur de l’école maternelle convoque les parents d’Akram, mais minimise les faits auprès de la mère de Sébastien. La famille s’envole à l’étranger, et lorsque Sébastien revient dans la même école l’année d’après, il n’est certes pas dans la même classe que son agresseur, mais Akram continue de le harceler sur le temps périscolaire et dans la cour de récréation pendant encore une année entière. « Son comportement s’était à nouveau dégradé par rapport au moment où on était à l’étranger, il faisait des cauchemars. Il a commencé à nous dire qu’Akram le harcelait et lui racontait des choses horribles. Il lui disait par exemple qu’il allait mourir noyé. Sébastien était tétanisé d’être sous son regard », détaille sa mère, Léa.

« Je suis scandalisé de voir qu’on fait subir à des enfants victimes ce qu’on n’oserait pas faire subir à des victimes adultes », dénonce Emmanuel Garot, qui considère que « beaucoup de parents ne se rendent pas compte du vide juridique auquel on est confronté, avec une obligation stricte de scolarisation d’un côté et des agressions de l’autre ». « Permettre aux enfants auteurs de violences sexuelles de rester dans la même école que leur victime, c’est leur donner un permis de violer toute leur vie. Il faut dire à l’enfant que c’est grave et qu’il ne faut pas que cela se reproduise. Si on les laisse dans la même école, on leur dit qu’ils peuvent continuer, et on dit aussi à la victime que ce n’est pas grave » , commente Muriel Salmona, psychiatre fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie, et spécialiste des violences sexuelles.

D’autres psychologues et psychiatres interrogés émettent des avis proches, parfois plus prudents. « Quand dans son quotidien on a peur, ce n’est pas acceptable. L’enfance, ce doit être une période de sécurité. Mais c’est très complexe, on est face à des enfants du même âge, estime Marie-Laure Gamet, médecin et sexologue qui a coécrit Les violences sexuelles des mineurs. Il faut prendre le temps de voir ce qu’il en est pour décider de ce qui est le plus opérationnel. » Elle ajoute : « Dès lors qu’il y a de la violence cela peut passer par un changement d’école, ou un autre aménagement. »

Des élèves exposés à la pornographie, qui reproduisent les comportements

La pornographie, imposée à un enfant ou parce qu’il va la chercher lui-même sur Internet sans y être empêché, joue un rôle majeur dans le développement massif de ces violences sexuelles entre mineurs, y compris parfois chez des tout-petits. « Praticiens pénalistes, nous constatons que, depuis que l’accès à la pornographie est devenu très facile pour les mineurs, les situations d’abus sexuels entre mineurs se multiplient », écrit l’avocate Adeline Le Gouvello dans le livre Violences sexuelles entre mineurs (Artège, 2023).

Selon Maria Hernandez-Mora, psychologue clinicienne spécialisée sur le sujet des addictions sexuelles qui a écrit dans le même livre, il existe « une relation étroite entre consommation de pornographie à l’adolescence et reproduction de comportements sexuels agressifs ». Elle cite une étude américaine de 2019 selon laquelle 80 % des jeunes qui regardent de manière régulière de la pornographie vont reproduire un ou plusieurs comportements sexuels agressifs.

Une récente étude du Haut Conseil à l’Egalité (HCE) qui a enquêté sur les quatre principales plateformes pornographiques (Pornhub, XVideos, Xnxx, Xhamster) montre que 90 % des contenus diffusés sur ces plateformes contiennent de la violence physique ou verbale, pénalement répréhensible.

Deux ans pour exfiltrer l’agresseur de Sébastien

Or, en France, le premier contact avec la pornographie a lieu en moyenne vers 9 ans. « On nous demande d’intervenir de plus en plus tôt en maternelle et primaire parce que les enfants de cet âge-là sont exposés à la pornographie, explique Thomas Rohmer, directeur et fondateur de l’Observatoire de la Parentalité & de l’Education Numérique (OPEN). La pornographie étant très présente dans l’espace numérique, si on laisse son gamin sur des sites de streaming, en quelques clics il peut se retrouver exposé à des images sans qu’on l’ait souhaité voire sans qu’on soit au courant. » Il estime que « dans toutes les classes il y a des enfants en dessous de 6 ans qui ont été exposés à la pornographie ».

On ignore si c’est le cas d’Akram. Malgré l’insistance dès le début des parents de sa toute jeune victime, il aura fallu attendre presque deux ans après les premiers signalements pour qu’une information préoccupante à son sujet soit enfin envoyée par l’Education nationale. Et pour Sébastien, attendre encore quelques mois de plus pour retourner à l’école sans avoir peur de croiser son agresseur, exfiltré pour une question administrative. Ce qui fait dire à la mère de Sébastien que « la parole d’un enfant de cet âge-là est encore plus déniée que celle d’une femme. Pour eux, il faut des traces sur le corps. Si vous ne mettez pas en place de rapport de force dans lequel ils se sentent menacés, ils font comme s’il ne s’était rien passé, en niant l’existence de la violence ».

*Tous les prénoms des parents et enfants victimes ont été changés

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