Molly Ringwald se souvient du tournage de King Lear avec Jean-Luc Godard

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Nous étions en 1986, et je venais tout juste de finir mes études secondaires, dans la vraie vie comme dans les films de John Hughes. À l’écran, j’allais en cours dans d’imposantes écoles du Midwest, principalement situées dans la banlieue de Chicago. Dans la réalité, si je n’étais pas en tournage ou occupée à sécher les cours, j’étudiais au Lycée français, une petite institution privée à l’ouest de Los Angeles, dans laquelle j’avais si rarement mis les pieds que lorsque je suis venue de New York afin d’y recevoir mon diplôme de fin d’études, ma mère l’a surnommé mon « baccalauréat honorifique ». À l’époque, j’étais probablement l’une des lycéennes les plus en vue des États-Unis, mais cela faisait déjà un bon moment que je me sentais en décalage avec mon âge. Quand j’ai quitté l’école quelques semaines en avance, pour commencer à tourner Le Dragueur avec Robert Downey, Jr., à New York, j’avais déjà le statut d’actrice professionnelle et une société à mon nom, et pourtant je n’avais pas le droit de commander un verre d’alcool dans un restaurant.

Au cours de ce tournage, mon agente m’a annoncé que le cinéaste franco-suisse Jean-Luc Godard – disparu en septembre dernier à quatre-vingt-onze ans – souhaitait me rencontrer pour le rôle de Cordélia dans une adaptation du Roi Lear. À ce moment de ma vie, mes connaissances sur Godard se résumaient à une affiche en vente chez agnès b. Il s’agissait d’un florilège de photographies extraites de ses films les plus emblématiques – Le Mépris, Alphaville, Pierrot le Fou. J’étais attirée par le style de ces images, et en particulier par celle de Jean Seberg avec sa coupe à la garçonne dans À Bout de souffle. J’ai acheté l’affiche, mais il me restait encore à découvrir les films qu’elle évoquait.

L’idée de jouer du Shakespeare était intimidante. Je ne m’étais jamais mesurée à l’une de ses œuvres originales, même si le hasard a voulu que mon premier rôle au cinéma ait été dans une autre adaptation moderne d’un classique shakespearien : à treize ans, j’ai joué Miranda, la fille de Prospero (rebaptisé Phillip) qu’incarnait John Cassavetes dans Tempête de Paul Mazursky. Mon agente m’a demandé de prendre King Lear en considération : Godard était un réalisateur important, quoi qu’ésotérique, et elle savait que je brûlais d’envie de m’engager dans un projet moins grand public. J’avais beau adorer travailler avec Hughes, je ne voulais pas être cantonnée à une image de jeune star pour adolescents, et je ne m’étais jamais sentie vraiment à l’aise avec ce rôle de porte-parole d’une génération dans lequel j’avais été propulsée alors que j’en étais encore à préparer mon examen d’algèbre.

Elle m’a dit que Norman Mailer serait aussi de la partie (même si elle ignorait au juste la forme que prendrait sa contribution), et m’a encouragée à au moins accepter le rendez-vous. Pour m’y préparer, j’ai fait un saut à la librairie The Strand pour acheter Le Roi Lear en version poche, puis dans un vidéoclub où j’ai loué À Bout de souffle que j’ai aussitôt regardé, fascinée par Jean Seberg et son partenaire à l’écran, Jean-Paul Belmondo.

Un jour où je ne tournais pas, j’ai pris un taxi seule pour aller rencontrer Godard et le producteur Tom Luddy, dans une suite du Sherry Netherland, un hôtel de luxe situé face à Central Park. Luddy m’a accueillie à la porte et m’a conduite dans le salon, où nous avons échangé des banalités – si banales que mon esprit n’en a conservé aucun souvenir. Le cinéaste a fait son apparition au bout de deux ou trois minutes, et à partir de cet instant mon attention a été accaparée par son imposante présence. Godard arpentait la pièce de long en large en me scrutant derrière les verres épais et teintés de ses lunettes. Ses cheveux bouclés, hirsutes, s’ébattaient indociles sur les côtés, et il était presque entièrement chauve sur le sommet du crâne. Il me semblait vieux à l’époque, et je suis sidérée de songer qu’il était à peine plus âgé que je ne le suis aujourd’hui. Je me suis poliment enquise de l’existence d’un scénario que je pourrais lire. Tirant des bouffées de son gros cigare qui imprégnait la suite d’une odeur âcre, il a fait non de la tête, mais il a dit qu’il allait m’expliquer son idée. Pendant une quarantaine de minutes, il a alors exposé les grandes lignes de son projet, sa fameuse voix monocorde empreinte d’un fort accent français. J’ai fait de mon mieux pour suivre le cheminement de sa pensée et comprendre son interprétation de la pièce (ce qu’il appelait « une approche »). Il ne s’est jamais assis, mais il cessait de temps à autre de faire les cents pas pour rallumer son cigare. Tom Luddy me lançait des regards nerveux pendant que j’écoutais. De cet exposé, j’ai retenu que Godard voulait faire de Lear un mafieux américain nommé Don Learo – il prononçait « lé-a-ro » – ce qui impliquait que sa fille Cordélia soit également américaine. Lorsqu’il s’est tu, je n’ai posé que deux questions. La première était : Pourquoi me voulait-il pour ce rôle ? Il a souri comme s’il s’y attendait et a répondu qu’en tant que jeune star du cinéma, je représentais ce qu’il y avait de plus proche d’une princesse aux États-Unis. Je soupçonnais une raison plus pratique : le succès des films de John Hughes avait fait de moi le genre d’actrice à même d’assurer le financement d’un film.

L’autre question concernait le lieu du tournage. Sa réponse : La Suisse ou Malibu, selon l’acteur qui incarnerait Lear. Il en restait deux sur sa liste : Rod Steiger et Burgess Meredith. Steiger, qui avait reçu un Oscar pour Dans la chaleur de la nuit en 1968, l’année de ma naissance, n’accepterait que si ses scènes étaient filmées à proximité de son domicile de Malibu. Meredith – un acteur que je connaissais surtout à travers des rediffusions de Batman, la série télévisée des années 1960 dans laquelle il jouait le Pingouin, mais dont la riche carrière avait commencé au théâtre en 1929 – était prêt à faire le voyage. S’il rejoignait la distribution de King Lear, le tournage se ferait en Suisse, le pays où vivait Godard et où, me semble-t-il, il préférait alors travailler. Je ne savais pas trop ce qui s’était passé avec Mailer. Je devais me rendre disponible pendant deux semaines, ce qui était bien plus court que les mois de tournage auxquels j’étais habituée. Ce projet était juste assez étrange pour piquer ma curiosité.

À dire vrai, je trouvais l’aspect français de cette aventure assez irrésistible. Depuis mon enfance dans la banlieue de Sacramento où je regardais l’émission de télévision « The French Chef » de la cuisinière Julia Child avec ma mère, je considérais la France comme l’incarnation même de la culture. Lorsque ma famille s’est installée à Los Angeles, j’ai choisi le Lycée français parce qu’Irène Brafstein, ma préceptrice bien-aimée sur les tournages, avait donné des cours particuliers à Jodie Foster avant moi, et que Jodie (que j’admirais) avait fréquenté cette école dont elle était sortie pourvue d’un enviable bilinguisme. Toutefois, intégrer un établissement francophone en seconde m’a donné le sentiment de passer mon temps à essayer de rattraper le niveau des autres élèves. Pas découragée pour autant, je me suis inscrite avec une camarade de classe dans une colonie de vacances, à Hyères dans le sud de la France, l’été qui a suivi le tournage du Breakfast Club. J’étais désormais une francophile accomplie qui dévorait aussi bien les livres de Colette et de Simone de Beauvoir que ceux de Fitzgerald et Hemingway, lesquels s’étaient tous deux construits une vie à l’étranger ; une vie d’expatriés teintée d’une douce langueur à laquelle j’espérais un jour pouvoir goûter. Lors d’une scène du Breakfast Club, j’avais même improvisé une réplique (conservée par John Hughes dans la version finale) où Claire, mon personnage, rêve à haute voix de l’endroit où elle aimerait se trouver – en France. Il semblait écrit que je devais un jour collaborer avec l’un des réalisateurs les plus respectés du cinéma français, et j’ai donc accepté sa proposition.

On m’avait dit que Woody Allen, dont la réputation de cinéaste était alors à son zénith, interprétait le bouffon du roi dans King Lear. Accompagnée de Brian Hamill, le photographe de plateau du Dragueur qui travaillait régulièrement avec Allen, je me suis rendue au Michael’s Pub où le réalisateur de Manhattan jouait de la clarinette avec une formation de jazz presque tous les lundis soir. Après que Brian a fait les présentations, j’ai dit à Woody Allen que j’avais accepté le film de Godard, avant de lui demander comment ça s’était passé pour lui, dans la mesure où il avait déjà tourné ses scènes. Allen s’est décrit contraint de citer du Shakespeare, couvert de bouts de pellicule, avec le sentiment d’être… eh bien, un bouffon, même si son personnage était appelé le Monteur. J’espère que ça se passera mieux pour vous, m’a-t-il dit. Ce n’était pas encourageant.

J’ai passé l’automne à assurer la création du rôle-titre d’une pièce d’Horton Foot, Lily Dale, dans un théâtre « off Broadway », avant de retourner à Los Angeles pour passer les fêtes de Noël en famille. J’ai reçu de nombreux télégrammes, ainsi qu’un plan du scénario agrémenté de dessins de la main de Godard, qui semblait sincèrement aux anges que j’ai accepté de jouer dans son film. Avant l’ère de l’Internet, un télégramme était le moyen le plus rapide d’envoyer un message sans décrocher le téléphone. Alors que les années 1980 touchaient à leur fin, les télégrammes semblaient déjà surannés, et je trouvais quelque chose de glamour à cette évocation d’une époque révolue. Je crois que personne ne m’en avait envoyé avant lui.

Au mois de mars, j’ai décollé de J.F.K. à bord du Concorde en compagnie de Tom Luddy et Burgess Meredith, qui avait finalement obtenu le rôle de Lear. Nous volions vers Paris, avec la Suisse pour destination finale. C’était seulement la deuxième fois que j’allais tourner sans la présence d’un de mes parents sur le plateau, et mon contrat stipulait que les producteurs devaient réserver un vol entre Los Angeles et la Suisse à une de mes amies, afin que je ne sois pas seule. Avec son nez pointu et son fuselage effilé, le Concorde était aussi chic qu’un modèle d’Irving Penn.

Molly Ringwald et Angie Campolla-Sanders, photographiées au Château de Nyon, Suisse, en 1987.Photographie de Julie Delpy / Courtesy Angie Campolla-Sanders

Nous venions d’atterrir à Paris un peu moins de trois heures et demie plus tard, lorsque, paniquée, je me suis rendu compte que j’avais mystérieusement perdu mon passeport. Le fait que j’ai pu en obtenir un nouveau presque sur-le-champ témoigne du prestige dont Godard bénéficiait en France. Ce n’est qu’avec un court retard que nous avons pris un autre vol pour l’aéroport de Genève, depuis lequel une voiture nous a conduits jusqu’à Nyon et l’hôtel Beau-Rivage, où les acteurs devaient à la fois être hébergés et filmés.

À ce stade, j’avais une certaine idée du scénario, qui semblait avoir été modifié depuis mon premier rendez-vous avec Godard, et même depuis le plan qu’il m’avait envoyé à Los Angeles. Dans les grandes lignes, l’intrigue était la suivante : dans un monde détruit par la catastrophe atomique de Tchernobyl, un petit homme espiègle nommé William Shakespeare Jr. V est chargé de recréer l’œuvre de son fameux ancêtre. Le metteur en scène d’opéra avant-gardiste Peter Sellars jouait le descendant de Shakespeare, et Godard lui-même s’était ménagé un rôle qui n’apparaît dans aucune pièce de Shakespeare : Herr Doktor Pluggy, un inventeur avec des câbles vidéo qui lui pendent de la tête, en quête de quelque chose appelé « l’image ».

Le premier jour de tournage, j’ai demandé à un membre de la production quand j’étais censée rencontrer les maquilleur, coiffeur et autre costumier, et on m’a répondu que je devais m’occuper seule de mon apparence à l’écran. On m’a toutefois informée que Godard viendrait me rendre visite dans ma chambre pour choisir les vêtements de Cordélia parmi ceux que j’avais emportés en Suisse. C’était du jamais-vu pour moi, et j’ai regretté de ne pas avoir été plus sélective au moment de faire ma valise. De retour dans ma chambre, j’ai choisi un joli pull et une jupe assortie, puis j’ai noué un foulard dans mes cheveux avant de me maquiller avec soin. Après quoi, j’ai écrit des cartes postales en attendant la venue de Godard, le contenu de ma valise consciencieusement disposé sur le lit. Aussitôt arrivé, flanqué d’un assistant, il m’a dévisagée et s’est exclamé en anglais : « Non, non, non ! Trop de maquillage ! Retirez tout ça. Juste un peu de mascara si vous ne pouvez pas faire autrement, c’est tout. » That’s all. Il avait prononcé le « a » de « all » comme un « o », articulé exactement de la même façon qu’il m’a plus tard demandé de prononcer la réponse de Cordélia à son père, qui l’interrogeait sur ce qu’elle dirait pour lui prouver son amour filial. « Pas nothing », « NO THING ». Il a séparé le mot en deux et, sans vraiment comprendre pourquoi, j’ai senti que la distinction était importante.

J’étais impatiente de rencontrer les autres acteurs du film, même si je n’avais pas été particulièrement ravie d’apprendre que Peter Sellars était des nôtres. Deux ans plus tôt, on m’avait laissé croire qu’il me confierait le rôle de Nina dans sa version de La Mouette, avec Colleen Dewhurst au Kennedy Center de Washington, avant de m’informer à la dernière minute que Nina serait finalement interprétée par Kelly McGillis. Cela m’avait semblé injuste à l’époque, dans la mesure où Nina était une adolescente comme moi. J’avais toujours une dent contre lui, et lorsque le tournage a commencé, je dois avouer avoir pris un malin plaisir à observer le dédain avec lequel Godard le traitait, alors que manifestement, Sellars l’idolâtrait.

Je savais désormais que Norman Mailer avait été le premier choix de Godard pour jouer Lear, mais j’ignorais toujours les détails du différend qui l’avait poussé à quitter le projet. Du côté des autres acteurs et de l’équipe technique, j’ai entendu dire que l’écrivain et sa fille, qui devait jouer Cordélia, avaient séjourné dans ce même hôtel – et tourné dans cette même chambre où Burgess et moi tournions à présent – mais qu’au bout de deux ou trois jours Mailer avait fichu le camp à la suite d’une dispute avec le réalisateur, entraînant sa fille avec lui. Cela me semblait étrange et intriguant, et Godard continuait à ronchonner à ce sujet.

L’actrice Julie Delpy jouait Virginia (Woolf) dans le film et le réalisateur Leos Carax s’était vu attribuer le rôle d’Edgar (pas le fils aîné de Lear, comme on aurait pu le penser, mais plutôt Edgar Allan Poe). Julie était ma cadette d’une année, mais elle en savait bien plus long que moi sur Godard. Elle avait déjà eu un petit rôle dans Détective, un film sorti en 1985 qui avait été sa première apparition au cinéma. « C’est un génie », m’a-t-elle assuré d’un ton solennel. Quand je ne tournais pas, j’allais découvrir la ville avec elle et mon amie Angie. Julie parlait alors un anglais approximatif et mon français n’étant guère meilleur, nous nous apprenions nos langues respectives tandis qu’elle lançait inexplicablement des claque-doigts au pied de malheureux inconnus, hurlant de rire face aux réactions effrayées de ses cibles. J’ignore où elle s’était procuré ces petits pétards, mais je ne serais pas étonnée que Godard ait été son fournisseur.

Un jour, Godard s’est faufilé dans la chambre de Burgess pour faire son lit en portefeuille. J’ai remarqué que le cinéaste semblait prendre plaisir à provoquer les gens, mais heureusement pour moi ses canulars visaient généralement les hommes.

Il y avait chez Burgess un raffinement naturel et sans prétention que j’admirais. Contrairement à moi, il s’était frotté à nombre d’artistes avant-gardistes. Il avait fait ses débuts à Broadway en 1930 dans le Roméo et Juliette d’Eva Le Gallienne, et au fil du temps il avait travaillé avec à peu près tout le monde – Kurt Weill, John Steinbeck, James Baldwin, Otto Preminger, Jean Renoir. Malgré sa longue expérience, il trouvait déconcertant de travailler les répliques que Godard lui donnait la veille au soir et de découvrir le lendemain en arrivant sur le plateau qu’elles n’étaient plus d’actualité. Burgess n’avait rien contre le travail expérimental ; il voulait simplement être inclus dans le processus. Les acteurs peuvent se sentir infantilisés par ce genre de petits jeux, et c’est seulement grâce à sa bonne nature qu’il n’a pas claqué la porte comme l’avait fait Mailer.

Lors de nos dîners à l’hôtel, dans l’élégant restaurant avec vue sur le lac Léman, Burgess et moi spéculions sur ce que manigançait notre impénétrable réalisateur. Grand amateur de vin, Burgess commandait les meilleures bouteilles de la carte – un château Petrus 1982, par exemple – ce qui impressionnait grandement le personnel. Mon amie Angie se joignait souvent à nous, et parfois Julie. Sellars (à qui j’avais fini par pardonner) est aussi venu s’asseoir une ou deux fois à notre table. Burgess coiffait sa crinière blanche d’une variété d’élégantes casquettes et nous régalait d’histoires sur sa vie. Son regard bleu clair était aiguisé, et il y avait dans ses yeux un pétillement que j’avais, enfant, imaginé dans ceux du Père Noël. À cette époque, il envisageait d’écrire ses mémoires ; une autobiographie déguisée en livre sur les vins qu’ils avaient aimé au cours d’une vie de dégustation. Mon anecdote préférée était celle avec Tallulah Bankhead, lorsque la grande actrice délurée l’avait convoqué dans sa suite du Gotham Hotel, à Manhattan. « C’est là qu’on sait qu’on a réussi sa vie ! » nous a-t-il dit avec un sourire malicieux. Il avait enfilé son plus beau costume pour ce qu’il pensait être un tête-à-tête avec Bankhead. Elle lui a ouvert la porte entièrement nue, un verre de champagne à la main et une bacchanale battant son plein derrière elle. « Burgess, dahling ! » s’est exclamée l’actrice. Une chose en entraînant une autre, il a fini par se retrouver avec elle dans une des chambres, son beau costume en boule au pied du lit.

« Et voilà que juste avant la petite mort, elle murmure dans mon oreille : “Ne jouis pas en moi, Burgess dahling, je suis fiancée à Jock Whitney !” », nous a-t-il raconté. « Et le champagne qu’elle buvait était… » Franchement, ses histoires faisaient passer le Brat Pack pour une réunion d’Amish.

Godard n’est jamais venu dîner avec nous. Quel dommage qu’il se soit isolé de tous : quand on sait à quel point il adorait le cinéma et l’âge d’or d’Hollywood, j’ai le sentiment qu’il se serait délecté des anecdotes de Burgess. Avec le recul, il me semble qu’en réalité il était un peu timide, dans son monde. Pour lui, la seule façon de comprendre ce qui l’entourait était peut-être de faire tourner sa caméra et de monter ce qu’il avait filmé.

Un jour, alors que nous étions à environ la moitié du tournage, Burgess m’a expliqué qu’il y avait du sang factice sur les draps de la chambre qui servait de décor, et il m’a demandé si j’en savais plus que lui. Ce n’était pas le cas.

« Qu’est-ce qu’il nous mijote, encore ? » a dit Burgess d’un ton pensif. J’imaginais qu’il s’agissait d’une des blagues dont le cinéaste était coutumier ; un canular destiné à jouer avec les nerfs de Burgess, à le déstabiliser – à faire de lui ce vieil homme désorienté, au caractère tempétueux , qui correspondait au Lear que Godard avait en tête. Pourtant, des années plus tard, j’ai découvert dans Jean-Luc Godard, tout est cinéma, le livre publié en 2008 par le critique Richard Brody, que le sang était destiné à symboliser la virginité de Cordélia. L’analyse de Brody confirmait ce que j’avais entendu de la bouche de Mailer une décennie plus tôt : Godard voulait explorer la piste d’une relation sexuelle entre Lear et sa fille. C’est un angle qui ne m’avait jamais traversé l’esprit lors du tournage, mais j’ai compris plus tard que c’était la raison pour laquelle Mailer avait quitté le projet (sans compter que Godard avait mis son scénario à la poubelle).

En 1998, j’étais tombée sur Norman Mailer lors d’une soirée. À peine avais-je mentionné le film de Godard que ses yeux avaient semblé lui sortir de la tête et qu’il m’avait agrippé le bras, me conduisant dans le calme d’un vestibule afin de me donner sa version des faits, laquelle était en gros que Godard était un monstre. Ce soir-là, Mailer m’a dit qu’il avait été offensé que Godard ait souhaité traiter son King Lear sous l’angle de l’inceste, non seulement parce que le cinéaste avait choisi Mailer et sa fille Kate pour ces rôles, mais aussi parce qu’il avait décidé d’utiliser leurs véritables noms dans le film. De son côté, Godard avait été furieux de perdre son Lear, et il n’était pas mieux disposé à l’égard de Mailer au moment de monter son film, décidant de placer la plupart des plans qu’il avait pu tourner avec Mailer père et fille dans le générique de début, accompagnés d’une voix off qui désigne Norman d’un sarcastique « le Grand Écrivain ». Dix ans plus tard, Norman Mailer était toujours outré, et il m’a semblé que relater l’impudence de Godard lui procurait autant de douleur que de volupté.

Godard n’a pas tenté d’utiliser le vrai nom de Burgess ou le mien dans son film, comme il l’avait fait avec Norman et Kate. Il devait se douter qu’il rencontrerait la même résistance. De toute façon, Burgess n’était pas mon véritable père. Nous étions suffisamment mûrs l’un comme l’autre pour jouer avec cette lecture en tête – ce n’est pas comme s’il nous demandait de tourner une scène d’amour – mais de toute évidence, il ne voulait pas prendre le risque. Peut-être savourait-il le côté clandestin de sa démarche, le sentiment d’impunité.

Tous les vêtements de Cordélia sont en effet ceux que j’ai emportés avec moi, à l’exception d’une lourde chemise de nuit blanche en lin épais que je porte dans la scène où mon personnage expire. Spoiler : Cordélia meurt aussi dans la version de Godard, mais il n’y a pas grand-chose d’autre qui corresponde au texte original. En dehors de quelques phrases du Roi Lear que prononce mon personnage, la plupart des extraits de Shakespeare qu’il m’a été demandé de lire étaient soient tirés d’un sonnet (Sonnet 47, que j’ai lu dans un micro perche, juchée sur le rebord d’une baignoire) ou, si ma mémoire est bonne, d’un dialogue de Jeanne d’Arc dans La première partie de Henri VI. La narration chuchotée de Godard, qui se superpose à la bande son, donne le sentiment d’entendre des voix, comme Jeanne d’Arc, même si je ne suis pas certaine que cela ait été intentionnel.

Pendant le tournage, il m’arrivait de poser des questions à Godard, telles que : « Pourquoi l’équipe est-elle aussi réduite ? » Je n’avais jamais vu aussi peu de monde sur un plateau. Régler l’éclairage consistait simplement à déplacer une lampe de table d’un endroit à un autre « Ce n’est pas nécessaire, tous ces gens. Ces grosses équipes de tournage, c’est ridicule… », répondait-il avec dédain. « On n’a pas besoin d’être si nombreux pour faire un film ». Il y a peut-être du vrai dans ce point de vue, mais il se peut aussi qu’en 1987, Godard n’ait pas été en mesure de réunir sur son nom le genre de budget qui lui aurait permis de s’adjoindre les services d’une grosse équipe, même s’il l’avait souhaité. Et puis le cinéaste était avant tout un introverti qui se sentait mieux en petit comité. Les équipes restreintes sont plus faciles à contrôler, et pour travailler avec lui, il fallait se soumettre entièrement à sa vision des choses. Cela ne pouvait pas être plus différent de ce que j’avais vécu avec d’autres réalisateurs, et en particulier John Hughes, avec qui le travail d’acteur était aussi une collaboration.

Quand je regarde King Lear aujourd’hui, je suis frappée de voir à quel point je semble immobile et en alerte. Mon dos est bien droit, et par moments on pourrait presque croire qu’il s’agit d’une photographie – jusqu’à ce que je me mette à parler ou à bouger. Godard avait des exigences quant au moindre de mes gestes, et je trouvais plus simple de faire exactement ce qu’il souhaitait. Un jour, avant une scène où Cordélia devait se réveiller dans un lit, je lui ai demandé s’il voulait que je me réveille lentement. Il m’a regardé comme si ma question était absurde : « Non, vous vous réveillez, c’est tout. Ne jouez pas. » Il a un peu développé, m’expliquant que dans les films américains, les acteurs passaient leur temps à jouer la comédie, ce qui pour lui était un péché cardinal.

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