L’homme fort des finances du Liban poursuivi pour fraude


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BEYROUTH, Liban – Riad Salamé, le gouverneur de la banque centrale du Liban, a été couvert de louanges pendant des décennies. Dans le pays comme à l’étranger, il était vu comme un génie de la finance pour sa capacité à maintenir l’économie libanaise à flot et la monnaie stable malgré les guerres, les assassinats et les crises politiques à répétition.

Tel n’est plus le cas.

Carrefour du Moyen-Orient, ce pays connaît un effondrement d’une ampleur historique. La plupart de ses banques sont insolvables, le chômage explose, sa monnaie est au plus bas, et beaucoup de Libanais tiennent M. Salamé pour responsable des pénuries actuelles. La nourriture est hors de prix, on peine à se procurer des médicaments et les queues pour faire le plein d’essence n’en finissent pas.

Mais le péché dont on accuse aujourd’hui Riad Salamé est peut-être plus impardonnable encore: s’être enrichi par corruption, lui et son entourage, depuis de très longues années. Les juges anticorruption parisiens ont ouvert une enquête ce mois-ci à la suite d’allégations selon lesquelles M. Salamé, l’un des plus anciens directeurs de banque centrale au monde, aurait frauduleusement amassé une fortune colossale en Europe par abuse de pouvoir. L’enquête judiciaire fait suite à une enquête préliminaire du parquet national financier.

Des procureurs suisses ont sollicité l’assistance des autorités libanaises dans une enquête distincte sur des soupçons de détournement de fonds et de blanchiment d’argent impliquant M. Salamé et ses associés.

Ces allégations ont provoqué un tollé dans ce pays en proie à une crise qui selon la Banque Mondiale figurerait parmi les trois plus graves de ces 150 dernières années dans le monde — une contraction économique “brutale” d’une magnitude “habituellement associée aux conflits ou aux guerres.”

En dépit de cet effondrement, aucun appel sérieux ne s’est fait entendre en faveur du renvoi de M. Salamé, architecte de la politique monétaire du Liban depuis 1993. Sa stratégie, qui nécessitait d’emprunter toujours davantage pour satisfaire aux créances existantes, est pourtant qualifiée par certains détracteurs de plus grande pyramide de Ponzi au monde.

Ce qui protège M. Salamé au Liban, c’est son rôle central dans la toile complexe, sectaire et souvent corrompue des intérêts économiques et politiques du pays. Au travers de plus de 20 entretiens avec des responsables monétaires, des économistes et d’anciens collègues de M. Salamé libanais et occidentaux, le portrait qui émerge est celui d’un homme brillant et habile tout autant que secret, qui s’est bâti un empire au sein de la banque centrale et s’en est servi pour se rendre indispensable auprès d’un grand nombre d’acteurs riches et puissants à travers le monde politique libanais.

“Il n’est plus le gouverneur de la banque centrale. Il est le comptable de cette mafia,” dit Jamil Al Sayyed, député et ancien directeur de la Sûreté Générale libanaise, l’organe chargé de la sécurité intérieure et de la délivrance des papiers d’identité. “Il les protège, et en le protégeant ils se protègent eux-mêmes.”

Les enquêtes ouvertes en France et en Suisse font cependant peser sur son statut des menaces nouvelles.

Les juges français enquêtent sur une plainte de Sherpa, un groupe anti-corruption français qui accuse M. Salamé, son frère Raja Salamé, d’autres membres de sa famille ainsi que Marianne Hoayek, directrice du bureau exécutif de la banque centrale, d’avoir viré illégalement des fonds depuis le Liban vers des banques suisses, puis d’avoir blanchi des millions en France au travers d’ achats immobiliers haut de gamme, notamment de biens luxueux situés près de la Tour Eiffel. Les juges bénéficient de pouvoirs étendus, dont notamment le recours à la coopération des autorités libanaises et le gel d’avoirs dont l’origine du financement apparaît illégale.

Pierre-Olivier Sur, l’avocat de M. Salamé en France, a déclaré que ce dernier conteste l’intégralité des allégations.

Dans une autre affaire, le bureau du procureur général suisse enquête sur un réseau de comptes en banque qui s’étend de la Suisse au Panama, que M. Salamé et son frère auraient utilisé pour dissimuler de “possibles détournements de fonds” de la banque centrale et “blanchir de l’argent.”

Les procureurs suisses citent des documents qui montreraient que M. Salamé a engagé une société de courtage détenue par son frère, Forry Associates Ltd., pour gérer la vente par la banque centrale d’obligations gouvernementales, puis que la banque aurait, entre 2002 et 2015, transféré au moins 330 millions de dollars de commissions sur le compte suisse de cette société. M. Salamé soutient que le contrat était légal.

D’importantes sommes ont été transférées depuis le compte de Forry vers des comptes suisses appartenant à M. Salamé, et une partie de cet argent aurait servi à acquérir des propriétés immobilières d’une valeur de plusieurs millions d’euros en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Suisse, selon les procureurs suisses.

Outre l’immobilier, les procureurs suisses examinent des allégations selon lesquelles Raja Salamé aurait transféré 200 millions de dollars depuis le compte suisse de Forry vers ses comptes dans des banques libanaises étroitement liées à la classe politique. L’une de celles-ci, Bankmed, est détenue par la famille de Rafic Hariri, l’ancien premier ministre du Liban qui avait placé M. Salamé à la tête de la banque centrale et dont le fils, Saad Hariri, est aujourd’hui l’homme politique sunnite le plus puissant du pays.

Ni M. Salamé, ni son frère ou ses associés n’ont pour l’instant été mis en examen en Suisse ou en France. Il est difficile à ce stade de prévoir la durée ces enquêtes.

M. Salamé fait l’objet de rumeurs d’abus de confiance depuis de longues années. Dans des télégrammes diplomatiques révélés par Wikileaks, l’ancien ambassadeur américain au Liban Jeffrey Feltman (aujourd’hui envoyé spécial en Afrique de l’Est) décrivait M. Salamé en 2007 comme ayant “des relents de rumeurs de comportement corrompu, un penchant pour le secret et une autonomie extralégale à la Banque centrale.”

M. Salamé, 70 ans, a refusé d’être interviewé pour cet article, n’a pas répondu à nos questions écrites et nie toute malversation. Il maintient s’être constitué une fortune personnelle de 23 millions de dollars au cours de ses 20 ans de carrière chez Merrill Lynch, avant sa nomination à la tête de la Banque centrale. Raja Salamé n’a pas pu être joint pour un commentaire.

L’année dernière, avant l’annonce de ces enquêtes, Riad Salamé déclarait sur la chaîne d’information CNBC que les difficultés financières du Liban ne le feraient pas démissionner car il avait “une stratégie pour sortir de la crise”. Il a défendu son bilan, affirmant qu’il avait maintenu le Liban “à flot malgré les guerres, les assassinats, les conflicts, etc…”

“C’est tout à fait injuste de juger le Liban comme si c’était la Suède,” arguait-il.

Certains Libanais se demandent cependant comment Riad Salamé pourrait demeurer à la tête de la banque centrale. L’inflation frise les 80%, les investisseurs étrangers sont partis, et la Banque Mondiale estime que plus de la moitié des 6,7 millions de Libanais vivent sous le seuil de pauvreté.

“Il est le responsable de la politique monétaire et elle a échoué de façon spectaculaire,” s’étonne Henri Chaoul, ancien conseiller du ministre des finances libanais qui a démissionné l’année dernière. “Au nom de quelles règles de droit et de gouvernance est-il encore en place?”

Franco-libanais, brillant et habile, M. Salamé est étroitement impliqué dans la politique libanaise depuis que Rafik Hariri l’a nommé gouverneur de la banque centrale en 1993. Il avait auparavant été le banquier personnel de M. Hariri chez Merrill Lynch.

M. Hariri s’efforçait de reconstruire le Liban après une guerre civile dévastatrice de 15 ans, et M. Salamé entreprit de stabiliser la monnaie et d’attirer les investissements étrangers.

Il fixa le taux de la livre libanaise à 1500 pour un dollar, une référence qui servirait de cadre à l’économie plus de 20 ans durant mais dont la viabilité requérait un apport constant de dollars.

Le système était fragile car il risquait l’effondrement si l’argent venait à manquer. À chaque nouvelle crise, l’aide extérieure continuait d’affluer. L’assassinat de Rafic Hariri en 2005, puis la guerre dévastatrice de 2006 opposant le groupe militant libanais Hezbollah à Israel, suscitèrent de nouveaux apports. Les membres fortunés de la diaspora libanaise approvisionnaient de façon continue le pays en devises étrangères.

Pour ses partisans, M. Salamé était l’homme providentiel qui parvenait à maintenir stable l’économie dans un pays où rien d’autre ne semblait l’être. Les gouvernements se succédaient, leurs déficits budgétaires chroniques aussi, mais M. Salamé tenait fermement les cordons de la bourse.

Dans un système politique libanais fondé sur le confessionnalisme, le président est tenu d’être un chrétien maronite. C’est le cas de M.Salamé, et sa réputation de génie financier a pu faire de lui un prétendant à la plus haute fonction du pays. Il aurait un jour confié à un homme d’affaires qui l’interrogeait sur ses projets économiques: “Donnez-moi la présidence et je vous les dirai.”

M. Salamé se servait aussi de son poste pour accorder des faveurs à des personnalités politiques influentes du Liban, d’après d’anciens employés de la Banque centrale et des responsables étrangers s’exprimant sous couvert d’anonymat. Des fils de hauts fonctionnaires auraient ainsi décroché des postes à la banque centrale. Des hommes d’affaires, des hommes politiques et des journalistes dont les reportages étaient favorables auraient bénéficié de prêts subventionnés par la banque centrale ainsi que d’autres faveurs financières qui ailleurs auraient sans nul doute pu éveiller les soupçons de régulateurs financiers.

Mais après plusieurs décennies de relative stabilité, le système de M. Salamé s’est déréglé. En 2015, le rapport dette/production économique au Liban était le troisième plus élevé du monde, à 138%. À l’arrivée de M. Salamé au pouvoir, il avait été le 97ème à 51%. La guerre civile qui faisait rage en Syrie, le pays voisin, suscitait des craintes d’instabilité.

Les banques commerciales, sous le poids d’obligations souveraines libanaises à risque, étaient contraintes de conserver 15% de leurs dépôts en devises à la banque centrale afin de renflouer ses réserves, et M. Salamé a pu attirer davantage encore de dépôts au moyen de taux d’intérêts toujours plus élevés.

Les taux d’intérêts sur les comptes en dollars ont également augmenté dans les banques commerciales, parfois jusqu’à 20% ou plus, afin d’attirer des dollars. Certains experts qualifient ce système de pyramide de Ponzi, dans laquelle de l’argent frais est systématiquement nécessaire pour rembourser les créanciers.

Fin 2019, le système s’est effondré. Les banques ont fixé des limites aux retraits, et pour maintenir l’arrimage de la monnaie au dollar, la banque centrale a dû puiser dans ses réserves, constituées en grande partie de l’épargne des déposants. Dans la rue, des manifestants anti-gouvernementaux incendiaient les distributeurs de monnaie et les banques verrouillaient leurs portes à double tour.

“Tant que le système fonctionnait, ça ne dérangeait personne,” explique Dan Azzi, un ancien banquier libanais. “Maintenant que ça s’est effondré, tout le monde est en colère.”

Le défaut de paiement par le gouvernement sur une obligation de 1,2 milliard de dollars, en mars 2020, a été le révélateur de cet effondrement. “Notre dette est devenue insurmontable pour le Liban,” a annoncé le premier ministre Hassan Diab lors d’un discours télévisé.

La pandémie du coronavirus et une gigantesque explosion dans le port de Beyrouth en août dernier ont contribué à dévaster plus encore l’économie.

On estime les pertes de la banque centrale à 50 ou 60 milliards de dollars. Le Fond Monétaire International a proposé son aide, mais les responsables libanais accusent M. Salamé de bloquer un audit exigé par les Etats-Unis et d’autres pays qui conditionne l’aide du FMI, ainsi qu’une autre enquête concernant des accusations de fraude à la banque centrale.

La plupart des Libanais ont tiré un trait sur leur épargne alors que la monnaie s’est effondrée, réduisant des salaires autrefois de l’ordre de 1000 dollars mensuels à environ 80 dollars. La banque centrale brûle ses réserves, dépensant environ 500 millions de dollars par mois pour subventionner l’importation d’essence, de médicaments et de céréales.

“Cela fait un moment que le Liban est en sursis, et on récolte à présent ce qu’on a semé,” estime Toufic Gaspard, économiste libanais et ancien conseiller au FMI. “Le système bancaire s’est écroulé tout entier et nous sommes devenus une ‘cash economy’.”

Avec le crash, beaucoup de Libanais sont désormais amers à l’égard de leur banquier central autrefois si admiré.

“Je n’ai rien de bon à dire sur Riad Salamé,” dit Toufic Khoueiri, copropriétaire d’un kebab réputé, alors qu’il déjeune avec un ami à Beyrouth. “Notre argent n’est pas gelé dans les banques, il a simplement été volé.”

Roger Tanios, son ami, qui est avocat, se rappelle qu’il admirait M. Salamé pour sa capacité à maintenir le Liban financièrement stable, mais qu’il a depuis changé d’avis.

À ses yeux, M. Salamé a dérapé de façon spectaculaire.

“Chaque pays a sa mafia,” déplore M. Tanios. “Au Liban, la mafia a son pays.”

Ben Hubbard a enquêté à Beyrouth et Liz Alderman à Paris. Haiwada Saad a contribué au reportage à Beyrouth, et Asmaa al-Omar à Istanbul.



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