« Au Qatar, les passeports ont remplacé les chaînes », raconte le journaliste Quentin Müller

Quentin Müller et Sebastian Castelier ont récemment publié l’ouvrage « Les esclaves de l’homme-pétrole », aux éditions Marchialy. Pendant cinq ans, les deux journalistes ont sillonné la péninsule arabique, la corne de l’Afrique et le sous-continent indien pour récolter de nombreux de témoignages de travailleurs immigrés dans les pays du Golfe et, notamment, au Qatar.

Ils mettent en évidence les conditions de vie et de travail de ces personnes qui ont fui la misère de leur pays pour gagner leur vie tant bien que (très) mal en tant qu’ouvrier sur les chantiers du Mondial, agent de sécurité ou domestique dans les riches familles arabes.

 

Privés de leur passeport et exploité jusqu’à l’épuisement, voire la mort, ces hommes et ces femmes seront les grands oubliés de la Coupe du monde qui débute dimanche. Pour Quentin Müller, qui a accepté de répondre aux questions de 20 Minutes, il s’agit là ni plus ni moins qu’un « néo-esclavagisme » que le Mondial leur a permis de mettre en lumière.

Vous faites partie des rares journalistes à vous être rendu dans la zone industrielle en périphérie de Doha, là où les centaines de milliers de travailleurs migrants sont logés. Qu’avez-vous découvert ? 

La première chose qui frappe, c’est le contraste. Tu passes de Doha, une ville magnifique avec des parterres de fleurs partout, des centres commerciaux gigantesques, des sols plaqués or, des enseignes de luxe, tout le monde est riche, pas un mendiant, à la zone industrielle. Elle est loin déjà, difficile d’accès, il n’y a pas de métro, pas de panneaux, rien n’indique l’existence d’une telle zone. Il faut arriver à trouver le fameux bus que prennent les travailleurs africains et asiatiques quand ils arrivent au Qatar et ce n’est pas simple. Et là le contraste est violent. Tu as l’impression de débarquer dans une civilisation qui tente de survivre après une guerre nucléaire, où toute la vie a été soufflée. Et tu vois ces barres d’immeubles remplis d’Africains et d’Asiatiques, pas un Arabe, pas un blanc. Et des forêts de camions, de machines, de grues. Les mecs vivent là parmi les machines, parce qu’ils sont considérés comme tel. Rien n’est aux normes évidemment, donc parfois t’as des logements qui crament mais rien ne sort dans les médias car rien ne ressort de ce qu’il se passe là-bas.

Vous avez été surpris de découvrir ça, à seulement quelques mois du début du Mondial ?

Oui j’ai été extrêmement choqué car je ne pensais absolument pas du tout tomber sur ça. J’y suis allé en février et en avril, en pleine année de la Coupe du monde ! On aurait pu imaginer que l’année du Mondial, il n’y aurait plus tout ça, que le gouvernement aurait fait un effort pour ne serait-ce que cacher ces travailleurs. Mais non, je suis tombé sur des trucs que je n’avais jamais vu dans d’autres reportages, des trucs qui étaient censés être abolis depuis les dernières réformes des lois sur le travail en 2020. La main-d’œuvre est exploitée jusqu’au bout, jusqu’à l’épuisement du corps et de l’esprit et remplaçable d’un simple claquement de doigts. J’ai vu des mecs enchaîner neuf mois de travail, douze heures par jour, sept jours sur sept sans le moindre congé… C’est du boulot-dodo non-stop, et ce n’est pas du dodo dans une chambre confortable et privée, on parle là de dortoirs insalubres.

Quand le président de la FFF Noël Le Graët parle de simples « coups de peinture » à donner dans son interview par Complément d’Enquête, comment avez-vous réagi ?

Pfff, que dire… C’est le terrain qui parle, pas lui. Moi j’y suis allé et je n’en ai pas cru mes yeux. Les travailleurs sont parfois huit dans 15m², je ne vous explique pas la promiscuité, le manque d’intimité. Généralement il n’y a pas de cuisine, ils se font à manger dans leurs chambres. D’où les odeurs, les cafards, sans parler des puces de lit, de la moisissure, de la poussière ramenée à la fois par le sable du désert et les projections des usines alentour. Ça rentre dans les climatisations puisque les filtres ne sont jamais changés. Quand les climatiseurs marchent, ce qui est rarement le cas.

C’est ce qui frappe dans votre bouquin, c’est effectivement cette poussière que les ouvriers respirent continuellement.

Quand il y a des tempêtes de sable, ce qui arrive régulièrement, il y a des particules dans l’air et tu respires ça. Quand tu déglutis, tu as des petits cristaux sur les dents. Et si tu as le malheur que ton dortoir soit à côté d’une usine à béton, c’est encore pire. Ça te fait un cocktail de pollution horrible. Ça s’infiltre partout. Dans les chambres, les mecs protègent leurs lits avec des couvertures pour ne pas que leur drap soit souillé quand ils rentrent après le travail. Ça s’accroche partout, impossible de s’en défaire, sur les meubles, les vêtements, les ustensiles de cuisine.

Dans le Complément d’Enquête sur le Qatar diffusé sur France 2, on voit aussi des images de ce « marché au déchet ». Vous y êtes allé ? 

Oui, c’est indescriptible. On y voit une foule de mecs qui se battent pour acheter des produits périmés parce que c’est moins cher et qu’ils n’ont pas de bouffe payée par leur entreprise.

L’accès à l’eau potable est aussi un problème quotidien pour ces ouvriers.

Oui, ça fait partie des micro-gains que réalisent les entreprises. On ne va pas leur donner des bouteilles d’eau minérale parce que ça va nous coûter trop cher. C’est l’ultra capitalisme dans ce qu’il a de plus détestable. A l’arrivée, ça crée tout un tas de maladies chroniques, des diarrhées, ça leur bousille les reins, et à terme ils sont obligés de faire des dialyses ou des greffes quand ils rentrent dans leur pays. Or ces frais-là ne sont pas pris en charge par les entreprises. Beaucoup meurent une fois rentrés chez eux.

Que pensez-vous du fameux chiffre de 6.500 morts avancés par le Guardian à l’époque ? 

Il est très loin de la réalité dans le sens où ne sont comptabilisés que les chantiers directement en lien avec le Mondial, les stades donc, mais pas le métro, l’aéroport de Doha, les routes ou les hôtels. De plus, ce ne sont là que des chiffres issus de certaines ambassades, mais qui ne prennent pas en compte les Philippines et les pays de la corne de l’Afrique, Kenya, Soudan, Ethiopie. Et on ne comptabilise pas non plus ceux qui meurent une fois rentrés dans leur pays, et ils sont nombreux. Le chiffre de 6.500 est extrêmement flou mais il a eu le mérite de choquer l’opinion publique et d’éveiller les consciences. Moi je préfère dire qu’il y a 10.000 travailleurs asiatiques qui meurent chaque année dans le Golfe.

Vous pensez que c’est l’une des raisons pour laquelle le Qatar a réitéré récemment son refus de créer un fonds d’indemnisation pour les familles des victimes ?

Oui car si on doit indemniser toutes ces familles, qu’est-ce que cela sous-entend ? Qu’on sait combien de familles ont perdu un ou plusieurs membres et donc, in fine, combien il y a eu de morts au total sur les chantiers liés à la Coupe du monde. De plus, ce serait ouvrir la boîte de Pandore car si tu commences à rémunérer les familles des personnes mortes sur les chantiers liés au Mondial, il faudrait alors élargir aux autres chantiers qui ne sont pas directement liés à l’événement comme l’agrandissement de l’aéroport, la création de la ville de Lusail, les chantiers du métro.

Que répondez-vous quand on vous accuse de faire du Qatar bashing ?

On n’a rien de base contre le Qatar, on dénonce juste des faits. D’ailleurs, le bouquin ne parle pas que du Qatar mais aussi de tous ses voisins, l’Arabie saoudite, le Bahreïn, les Émirats, Oman, le Koweït. Avec Sébastien, on voulait parler d’un système de commerce triangulaire entre la péninsule arabique, la corne de l’Afrique et le sous-continent indien. Un système de néo-esclavagisme, ni plus ni moins. T’as des pays qui naissent, se nourrissent, s’enrichissent et qui rayonnent de par cette main-d’œuvre bon marché, ces esclaves modernes. Et ce n’est pas un problème inhérent au Qatar, c’est un système établi dans toute la région. La Coupe du monde nous a permis d’introduire cette thématique qui, jusque-là, était peu connue du grand public, mais le Mondial c’est l’arbre qui cache la forêt.

Pourquoi parlez-vous de néo-esclavagisme ?

On parle de néo-esclavagisme dans le sens où ces travailleurs ont conscience pour certains de ce dans quoi ils se jettent. Les gens qu’on a rencontrés dans la corne de l’Afrique nous racontaient que leurs ancêtres étaient déjà les esclaves des Arabes de la péninsule arabique et qu’ils y retournent malgré tout parce qu’ils n’ont pas d’autres choix. C’est une question de survie car ils n’ont pas les moyens de gagner leur vie dans leur pays. Donc ils laissent partir leurs enfants, leurs filles, tout en sachant qu’elles vont se faire exploiter, qu’elles peuvent se faire battre et violer. Un jour un mec m’a dit cette phrase : « c’est la faim qui efface l’histoire ». Avec cette idée que le passeport, qu’on leur confisque dès leur arrivée dans le pays, a remplacé les chaînes. Quand tu entends ça, t’es en colère. D’autant plus en colère qu’avant de partir, en lisant ça et là ce qu’on racontait sur le pays, sur les améliorations des conditions de vie et de travail des étrangers, je me disais que c’était peut-être vrai. Et si tu ne vas pas dans la zone industrielle, tu peux effectivement te dire que c’est le cas. C’est là que tu te rends compte de la puissance de la propagande de ce pays à l’étranger.

Vous racontez au début du livre qu’on vous a proposé de vous payer le voyage au Qatar pour y écrire des articles sur le pays.

Oui, j’ai eu un entretien dans cet hôtel magnifique sur les Champs-Elysées, le Peninsula, avec un mec que j’avais déjà rencontré en 2017, qui bosse à la commission des droits de l’homme du Qatar. Il me dit « toi et Sébastien on vous connaît, on vous apprécie, on sait que vous faites du bon travail. En ce moment en France on se fait beaucoup critiquer dans les médias français, tout est faux, tu sais qu’on a fait beaucoup pour s’améliorer sur la question des droits de l’homme, même si tout n’est pas encore parfait ». Et il enchaîne « on aimerait bien que vous veniez au Qatar pour faire des articles positifs sur les améliorations qu’il y a eu dans le pays. Et évidemment on vous rémunère, il n’y a pas de problème. » C’est comme ça qu’ils fonctionnent, ils font venir des journalistes mais aussi des chercheurs, des influenceurs, on leur montre ce qu’on veut bien leur montrer, on les paye et on attend en retour qu’ils prêchent la bonne parole dans leur pays. Ce sont des gens bien éduqués, qui savent y faire pour flatter les egos, et ce sont des gens pour qui l’argent n’existe pas. Si t’as un projet qui t’intéresse en France, ils peuvent y mettre des millions sans problème. On leur a répondu qu’on voulait bien être invités au Qatar pour aller y faire des reportages, mais qu’on refusait d’être rémunérés pour nos articles. Dès lors, on n’a plus jamais eu de nouvelles.

Quand on voit tout ce qui se dit et s’écrit sur le Qatar et les travailleurs migrants ces derniers mois, les appels au boycott, les protestations des ONG, des fédérations, on se demande si cette Coupe du Monde n’est pas déjà un fiasco pour le Qatar. Qu’en pensez-vous ?

La question à se poser c’est : est-ce que le Qatar a vraiment envie d’avoir l’assentiment des opinions publiques internationales ? Est-ce qu’ils ont besoin que M. ou Mme Dupont parle de leur pays en bien ? Non, ce n’est pas ça leur but. Leur but, c’est que les grandes puissances mondiales soient de leur côté afin de ne pas être isolé dans une région où ils sont entourés de voisins qui les détestent et aimeraient les voir disparaître. Avoir une base militaire américaine sur leur sol, ça les protège d’une invasion de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis. Avoir des pays amis européens, ça les protège aussi. Ils veulent parler aux puissants et aux gens influents. D’ailleurs quand tu vois le prix des places pour ce Mondial, le prix des hôtels, tu comprends que ce n’est pas du tourisme de masse qu’ils veulent. Ils veulent une élite conquise qui les écoute, des chefs d’Etats, des grands influenceurs, des capitaines d’industrie, des politiques, etc. Il y a aussi une histoire de rayonnement, d’image, ils veulent montrer qu’ils sont meilleurs que le Bahreïn, les Emirats, la grande Arabie saoudite. Le reste, M. et Mme tout le monde, ils s’en foutent littéralement. Quand l’ambassadeur qatari de la Coupe du monde parle de l’homosexualité comme d’une déviance, tu comprends que ce que l’opinion publique pense d’eux est le cadet de leurs soucis.

Pensez-vous qu’il faille boycotter cette Coupe du monde en ne regardant pas les matchs ? Allez-vous la regarder à titre personnel ?

Je n’ai pas envie, de par ma position de journaliste qui a écrit sur le sujet, de demander aux gens de ne pas la regarder. Je ne veux pas être le moralisateur qui dit aux gens « non mais vous ne vous rendez pas compte de ce qu’il se passe là-bas ». Ce serait une position peu pédagogue et particulièrement arrogante. Si les gens veulent la regarder, qu’ils le fassent, mais s’ils peuvent garder à l’esprit la manière dont elle s’est faite, au prix de quoi elle s’est faite, ça serait bien. Moi, je vais la regarder, et pourtant au fond de moi je me dis que si je ne la regarde pas, si tous on ne la regarde pas, il va y avoir moins d’audimat et ça va affecter la FIFA et la pousser peut-être à mieux réfléchir à ses choix de pays hôtes dans les années à venir. C’est compliqué.


source site