ZEvent, émissions spécialisées, page d’accueil… Mais où sont les femmes ?

Le début du mois de septembre est un moment un peu particulier sur le Twitch francophone : la plateforme se prépare pour le ZEvent, immense marathon de stream destiné à récolter des fonds pour une association. Depuis 2016, le streamer Zerator réunit une cinquantaine des streamers les plus connus sur Twitch, et tout ce joyeux monde se retrouve en live pendant plus de 48 heures, accomplissant des défis et incitant leurs spectateurs à donner pour une association.

L’édition 2022, qui commence le 9 septembre prochain, sera centrée autour de l’écologie, après de nombreuses polémiques. Mais en regardant la liste des invités, on constate que sur la cinquantaine de streamers présents, le nombre de streameuses ne dépasse pas la dizaine. Les femmes sont également peu présentes dans les émissions spécialisées comme Pop Corn, présentée par le streameur Domingo : après la publication d’un montage résumant la saison 3 de l’émission, beaucoup d’internautes se sont indignés du manque de diversité des invités.

« Bien que nous reconnaissions que Twitch n’est pas à l’abri des défis sociétaux observés dans tous les secteurs, y compris celui des jeux vidéo, nous cherchons à utiliser la puissance de notre service pour changer les choses, et nous implorons tous ceux qui disposent d’une scène puissante de saisir l’occasion de faire de même », nous a déclaré Twitch par e-mail.

Parmi les arguments évoqués pour justifier ce manque de diversité, il y a le fait que cette disparité serait représentative du milieu du streaming. En 2021, on comptait 35 % d’utilisatrices de Twitch : un chiffre qui ne différencie pas les streameuses des spectatrices. « En ce qui concerne le stream, la fuite des données de Twitch en octobre 2021 ne montrait que deux femmes dans le top français », rappelle Morgane Falaize, présidente de l’association Women in Games. Pour elle, cet argument de représentativité de l’écosystème Twitch ne tient pas debout : « il y a plein de streameuses, plus petites ! Et puis, dans la population, il y a 50 % de femmes. La progression est timide, et risque de le rester si on ne fait pas preuve d’ouverture. »

Un parcours semé d’embûches

Etre une femme sur Twitch, particulièrement pour celles qui se spécialisent dans le gaming, c’est vivre une violence continue : commentaires insultants, sexisme ordinaire, grossophobie, attaques racistes, trolling et raids malveillants… Les récentes années ont été jalonnées de campagnes de cyberharcèlement massif, du GamerGate au backlash [contrecoup] contre la streameuse Ultia au ZEvent 2021 après qu’elle a dénoncé l’attitude misogyne d’un autre streamer.

« Le parcours pour les streameuses est plus compliqué : elles vont devoir faire plus d’effort, montrer patte blanche, et on ne leur laisse pas le droit à l’erreur », constate Morgane Falaize. Vanessa Chichout, vice-présidente de l’association Afrogameuses, qui œuvre pour la diversité dans le monde du jeu vidéo, confirme qu’il est « hyper éprouvant de modérer, de subir ces insultes. » « On n’est jamais à l’abri des raids, de commentaires haineux… Il y a des streameuses qui ne mettent pas leur caméra par peur », ajoute-t-elle.

Cette banalisation de la violence sexiste, raciste, et souvent homophobe, créé un phénomène d’autocensure pour celles qui souhaiteraient se lancer dans le stream. « C’est dommage que nos expériences de jeu soient pourries par du troll et des personnes malveillantes, alors que le jeu vidéo est un loisir exceptionnel », se désole Vanessa Chicout.

Elle-même a été confrontée très vite à des commentaires sexistes et racistes, ce qui l’a poussée à arrêter les jeux multijoueurs. Elle a aujourd’hui « encore du mal » à s’imaginer streamer. Pour Chloé, streameuse et créatrice de la communauté d’entraide Stream’Her, « il est important d’avoir une représentation variée sur Twitch : le fait d’avoir des role models [des modèles inspirants] sert à se lancer. » Mais pour celles qui sont déjà présentes sur la plateforme, il s’agit aussi de gagner en visibilité.

Les femmes sont là, mais on ne les montre pas

« Il y a des streameuses avec de la visibilité, mais moins que les mecs. Et la misogynie crasse fait qu’on ne fait pas voir qu’on est là », lâche Lixi, développeuse le jour et streameuse la nuit. Pour elle, la difficulté qu’implique le fait de donner de la visibilité à de petites streameuses dans des émissions comme Pop Corn, « c’est, pour elles, de tenir le coup après, avec une notoriété qui surgit et des milliers de gens pas toujours bienveillants. »

Pour grand nombre de spectateurs, les femmes ne semblent pas être les bienvenues sur la plateforme. « On leur demande de rentrer dans certaines cases, on leur dit que c’est facile de percer quand on est une femme, qu’il suffit de montrer son corps. Et en même temps on les réduit à ça », déplore Morgane Falaize de Women in Games.

Ce deux poids, deux mesures énerve Neivee, streameuse : « En tant que meuf, on ne sait pas où se situer : si tu veux réussir il faut montrer tes seins, mais si tu montres ton corps t’es une pute. » Selon elle, il y a aussi une problématique de mise en avant des streameuses. « Par exemple sur le carrousel de la page d’accueil de Twitch, pourquoi il n’y a quasiment que des mecs ? », s’indigne-t-elle. Celles qui arrivent à tirer leur épingle du jeu, sans coup de pouce de streamers masculins avec de grosses communautés sont rares, et luttent pour gagner en visibilité.

Et Twitch dans tout ça ? « Le chemin à parcourir est encore long et nous continuons à innover et à évoluer afin d’y remédier autant que possible par le biais de nos outils, de notre marketing, de nos campagnes et même de nos politiques », nous indique la plateforme.

Parmi les mesures mises en place, Twitch met en avant les campagnes qui « célèbrent, mettent en valeur, soulèvent et mettent en lumière les communautés minoritaires » , des femmes et/ou des minorités de genre ; la mise en avant des streameuses lors d’actions avec des marques ou de tournois. Concernant la page d’accueil, qui propose des lives [des directs] à découvrir, Twitch nous indique que « la rotation de la page d’accueil compte actuellement 50 % de femmes, ce qui a eu pour effet d’augmenter le nombre de spectateurs de 5 % en moyenne. »

Si, pour Morgane Falaize, les efforts de la plateforme sont encourageants, elle estime que la responsabilité incombe aussi aux grosses chaînes d’inviter et de promouvoir des streameuses. « Ces gros profils ont une audience très jeune : s’ils arrivent à prendre la parole sur ça, cela crée des exemples », assure-t-elle. « Quand tu as une certaine audience, ce n’est pas un devoir mais une responsabilité. C’est un cercle vertueux », acquiesce Lixi.

Créer ses propres espaces

Selon Vanessa Chicout d’Afrogameuses, Twitch a sa responsabilité dans la protection des streameuses et leur accompagnement. « Il y a des efforts qui sont faits, mais on a quand même toujours les mêmes types de profil valorisés, un public qui est là pour troller, la question de l’anonymat… », estime-t-elle.

Car au-delà de la mise en avant des streameuses, il faut s’assurer qu’elles restent sur la plateforme. Alors face à l’invisibilisation des streameuses, certaines se regroupent et tentent de promouvoir leurs consœurs, et de les aider à naviguer. C’est le cas de Stream’Her, créé par Chloé en 2020 : « Au début du confinement, j’ai commencé à beaucoup regarder Twitch, et c’était toujours les mêmes personnes, en majorité des hommes. Quand moi-même j’ai commencé à streamer, j’avais pleins de questions et pas d’endroit pour en parler. Je me suis dit que j’allais créer quelque chose pour aider. »

Grâce à un Discord, un logiciel de messagerie qui fonctionne par serveurs, les (futures) streameuses se donnent des astuces, gèrent la modération de lives… « Quand on commence, on apprend à la dure. Alors on essaye de donner des clés pour être sereine », ajoute Chloé.

Ces communautés qui émergent ont aussi pour objectif de proposer plus de diversité dans le milieu du gaming et du stream : Afrogameuses, lancé en juillet 2020, est né du constat de Jennifer Lufau du manque de femmes racisées dans le milieu du jeu vidéo, de l’industrie au stream. « L’idée de l’asso c’est de valoriser les minorités ethniques dans le jeu vidéo, avec un focus sur les femmes afro-descendantes. On essaye de sensibiliser le grand public et l’industrie au manque de représentation et à l’hypersexualisation », avance Vanessa Chicout. Désormais, l’association compte une soixantaine de streameuses dans ses rangs. Sur Twitch, on retrouve d’autres collectifs qui visent à diversifier le paysage du stream, comme Persos Cachés (sur la diversité ethnique) ou Next Gaymer sur la représentation LGBTQ +. 

Au-delà du ZEvent, d’autres événements caritatifs se sont créés au fil du temps, amenant d’autres streameuses. Lixi et Neivee ont ainsi créé Et Ta Cause, un stream pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. « Le but, c’était avoir plein de meufs et de sensibiliser sur ces questions-là, parce que c’est un sujet encore tabou », explique Lixi. Avec une première édition en 2021 à destination de la  Fondation des Femmes, qui a récolté plus de 25 000 €, la deuxième a eu lieu en avril. 32 streameuses (et streamers) ont récolté plus de 42 700 € pour l’association En Avant Toutes. « On n’a pas d’agence de com, on organise ça nous-même, et on assure ! Il faut créer cette ambiance contre-soirée », estime Lixi.

De leur côté, Stream’Her organise un stream caritatif « Stream for Trees », du 26 septembre au 2 octobre. 75 streameuses pour planter des arbres en collaboration avec Greenpeace Belgique. À travers ces alternatives, les streameuses organisent elles-mêmes des événements capables de rassembler les spectateurs, et mettre en avant les streameuses… Et pavent la voie de celles qui viendront après elles.


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