vingt ans après l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne, des Polonais nous racontent ce qui a changé dans leur vie

Le 1er mai 2004, 38 millions de Polonais ont intégré l’Union européenne, aux côtés de neuf autres pays. Deux décennies plus tard, franceinfo est allé à la rencontre de ces citoyens entrés dans l’UE, pour mieux comprendre les conséquences de cette adhésion dans leur vie.

Michal Gryga n’avait que 11 ans, mais il se souvient encore de cette question posée à sa mère, de retour du bureau de vote : “Alors, pour quoi as-tu voté ?” Ce jour de juin 2003, la Pologne se prononçait par référendum sur un choix décisif, de ceux qui marquent l’histoire d’un pays : son adhésion ou non à l’Union européenne. “Elle m’a répondu : ‘Evidemment que j’ai voté oui ! J’ai voté pour ton avenir'”, se remémore le trentenaire.

Le 1er mai 2004, il y a vingt ans jour pour jour, l’UE a vécu le plus grand élargissement de son histoire. Pas moins de dix Etats l’ont rejointe, parmi lesquels le plus grand pays d’Europe de l’Est : la Pologne. Quelque 38 millions de Polonais sont entrés dans l’Union. Deux décennies plus tard, six Polonais racontent les effets de cette intégration dans leur vie. 

Maria Ciupak, agricultrice : “Il y a quelques années, j’avais des sentiments très positifs à l’égard de l’UE” 

Maria Ciupak à son domicile de Godziszów (Pologne), le 21 avril 2024. (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

A 36 ans, Maria Ciupak garde à l’esprit le vote qui a fait entrer son pays dans l’UE. Les 7 et 8 juin 2003, l’adolescente voit la Pologne dire, lors d’un référendum national, un grand “oui” à un avenir européen. Son village de Godziszów, vivant surtout d’agriculture, vote lui à l’exact opposé. “Les gens avaient peur de la nouveauté. Ils craignaient que des étrangers achètent leurs terres”, se souvient l’agricultrice, elle aussi traversée par ces craintes. Ses grands-parents, seuls à l’élever, lui avaient transmis l’amour de la terre et du métier. “Je me demande souvent ce que j’aurais voté à l’époque. Je crois que j’aurais voté contre”, confie Maria Ciupak, céréalière avec son mari et conseillère locale affiliée au parti conservateur et eurosceptique Droit et Justice (PiS).

Vingt ans après, les regards ont changé. Dans sa région, l’Europe a modernisé des routes, bâti de nouveaux centres culturels et surtout, aidé les agriculteurs. Avec la Politique agricole commune (PAC), le pays a reçu 47 milliards d’euros de fonds européens entre 2004 et 2017, dont près de 28 milliards pour plus d’un million d’agriculteurs, d’après le Centre de recherche sociale et économique (CASE), basé à Varsovie (document PDF).

“Le changement pour les agriculteurs, ici dans le village, a été positif. On nous a aidés.”

Maria Ciupak, agricultrice

à franceinfo

Grâce aux aides financières européennes, le couple n’a pas eu à payer d’intérêts sur les prêts souscrits lors d’achats de terres. L’UE a aussi soutenu, à hauteur d’environ 280 000 zlotys (65 000 euros), l’achat de tracteurs, d’une charrue et d’autres matériels modernisant l’exploitation familiale. Avec l’appui européen, le mari de Maria a pu lancer une activité annexe de rénovation de vieilles machines et de voitures. Sans oublier les fonds versés chaque année à la famille, de l’ordre de 30 000 zlotys (environ 6 900 euros).

Une bascule a eu lieu en 2022. Les champs de la région sont à un peu plus de 100 kilomètres de l’Ukraine. Le pays envahi par la Russie a pu exporter des céréales sans droits de douane vers l’UE, créant, pour Maria, une concurrence déloyale. “Les prix reculent de plus en plus. C’est catastrophique, et cela aurait dû être résolu par l’UE, souffle l’agricultrice, qui est aussi professeure d’anglais. Nous serions fichus si je ne travaillais pas et si mon mari n’avait pas son entreprise”. La Polonaise craint, à terme, de devoir vendre des terres qui l’ont vue grandir. “Il y a quelques années, j’avais des sentiments très positifs à l’égard de l’UE. Désormais, j’ai l’impression qu’on ne nous protège absolument pas. Finalement, la peur que nous avions en 2003 revient.” 

Michal Gryga et Mateusz Dyrda, couple gay exilé en Allemagne : “Dans l’UE, un nouveau départ, ce n’est pas si difficile”

Michal Gryga et Mateusz Dyrda à leur domicile à Berlin (Allemagne), le 18 avril 2024. (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Dans leur salon berlinois, Michal Gryga et Mateusz Dyrda ont accroché au mur deux cartes témoignant de leur histoire. Le plan de Cracovie, ville que le couple a longtemps connue et quittée, et celui de Berlin, la capitale allemande, qui l’a accueilli. “Nous avions tout à Cracovie. Nos parents nous demandaient : ‘Pourquoi vous voulez abandonner tout ça ?’ Nous n’étions plus les bienvenus en Pologne”, décrit Mateusz. 

En 2021, le Polonais de 34 ans et son compagnon sont partis l’un après l’autre en Allemagne, en quête d’un havre de sécurité. La Pologne est le pire pays de l’UE en matière de droits des personnes LGBT+, d’après l’association Ilga-Europe. La liberté de circulation et de résidence au sein des Vingt-Sept a offert un refuge au couple et à bien d’autres. “Quand nous pensions à déménager, nous avions l’impression que beaucoup de personnes LGBT+ faisaient leurs valises et partaient à l’étranger”, assure Michal. Mateusz a été le premier à souffler l’idée du départ, dès 2015. Le PiS venait de remporter les élections législatives. Michal, se sentant “connecté” à son pays, était moins inquiet : “Je me disais que si la Pologne faisait quelque chose de grave, il y aurait une réaction de l’UE.”

Les années passent et la rhétorique LGBTphobe gagne du terrain. Les zones anti-LGBT occupent jusqu’à un tiers du territoire, et pour Mateusz, l’UE ne fait pas assez. Le président polonais, Andrzej Duda, prononce ces mots restés gravés dans l’esprit de Michal : “On essaie de nous faire croire qu’il s’agit de gens, alors que c’est simplement une idéologie.” Après sa réélection à l’été 2020, l’exil est acté. Une attaque a eu lieu devant un club LGBT+ de Cracovie, et un voyage à Berlin confirme l’intention du couple.

“Un nouveau départ, pour des personnes dans l’UE, ce n’est pas si difficile. C’est assez formidable de pouvoir simplement déménager à un endroit où vous êtes le bienvenu, où vous vous sentez en sécurité.”

Mateusz Dyrda

à franceinfo

En janvier 2021, un nouvel emploi en poche, Mateusz quitte Cracovie et rejoint la capitale allemande. “Il s’agissait juste de mettre mes affaires dans la voiture, et de conduire. C’était aussi simple que cela”, décrit le Polonais. Michal le rejoint quelques mois plus tard, le temps de trouver lui aussi un nouveau travail. Le couple se retrouve et respire. “En Pologne, il valait mieux éviter de se tenir la main [en public]. En arrivant ici, nous avons appris à vivre, sourit Michal. Tu peux être libre, ne pas avoir peur que quelqu’un te fasse du mal”. 

Sylwia et Krzysztof Sienkiewicz, expatriés rentrés au pays :  “La Pologne est aujourd’hui aussi développée que le Royaume-Uni”

Sylwia et Krzysztof Sienkiewicz, avec leurs trois enfants, le 20 avril 2024 à Rydzewo-Gozdy (Pologne). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

La famille Sienkiewicz prend ses marques à Rydzewo-Gozdy, à 150 km au nord de Varsovie. Le village, niché en pleine nature, compte une soixantaine d’habitants, loin de l’effervescence londonienne. Dans l’appartement, des cartons de déménagement restent empilés dans la chambre des filles. Elles sont nées outre-Manche, tout comme leur petit frère. Leurs parents se sont rencontrés là-bas. En 2023, ils ont pris une décision longuement réfléchie : rentrer en Pologne, après plus de quinze ans en Angleterre. 

Avec l’entrée dans l’UE, plus de 800 000 Polonais ont, comme eux, quitté leur pays pour le Royaume-Uni, d’après Kathy Burrell, de l’université de Liverpool. Le Royaume-Uni est devenu le premier pays d’arrivée d’émigrés polonais, et ceux-ci y restent la première communauté étrangère.

“Mon projet était de rester pour un an ou deux. J’ai pris mes billets et je suis restée dix-sept ans.”

Sylwia Sienkiewicz

à franceinfo

Au tournant de l’adhésion, les deux jeunes Polonais sont des inconnus l’un pour l’autre : l’un vient d’un village proche de Rydzewo-Gozdy, l’autre étudie à Lublin, dans l’est. Ils partagent une envie : partir vite, dès l’obtention de leur diplôme. “Je suis allé à Varsovie pour un examen, avec une valise et mon billet pour Londres”, affirme Krzysztof, pointant “les espoirs” de l’époque. “J’ai été diplômée le 15 mars, et le 20, j’avais mon vol pour le Royaume-Uni, assure Sylwia. J’avais envie de voir le monde, d’apprendre l’anglais. D’être indépendante”. 

Restaurants, nettoyage, peinture… Les débuts londoniens de Krzysztof et Sylwia sont faits de petits boulots et d’apprentissage de la langue, racontent-ils. “La seule manière de faire ses preuves, c’était de travailler dur”, souligne Krzysztof. Peu à peu, les échelons sont gravis. Sylwia étudie la comptabilité et décroche de premiers emplois dans ce domaine. Krzysztof, lui, lance sa société dans la finition de meubles, à Londres : Je me suis dit que c’était l’endroit où je pouvais changer ma vie.”  

Sylwia et Krzysztof se rencontrent et commencent à fonder une famille, mais sans totalement se sentir chez eux à Londres. “J’étais comme au milieu d’une route”, illustre Sylwia avec un léger accent britannique. “Un pied au Royaume-Uni, un pied en Pologne”, résume Krzysztof, l’air rieur. Quand la famille s’agrandit, l’idée d’un retour près des proches se précise. D’autres Polonais partent à leur tour, marqués par le Brexit. “Pour moi, la Pologne est aujourd’hui aussi développée que le Royaume-Uni, estime Krzysztof. A certains égards, c’est même encore mieux”.

Tomasz Kossowski, chargé de développement : “Grâce à l’argent de l’UE, nous avons fait beaucoup de progrès”

Tomasz Kossowski, le 22 avril 2024 dans la vieille ville de Zamość (Pologne). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

A l’approche de la cinquantaine, Tomasz Kossowski est un témoin privilégié des transformations de Zamość, un peu plus de 60 000 habitants. Le Polonais vit depuis l’âge de 5 ans dans cette cité inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco. Depuis 2004, “la ville est très différente, bien meilleure”, juge-t-il. Tomasz Kossowski est bien placé pour s’en rendre compte : il travaille à la mairie depuis 2000, et y dirige depuis bientôt dix ans le service du développement et des fonds étrangers. Autrement dit, celui des investissements européens.

En vingt ans selon lui, Zamość a reçu quelque 200 millions d’euros de financements européens, à l’image des aides reçues dans l’est de la Pologne, région plus pauvre qui bénéficie d’un programme européen de développement. A Zamość, “dans chaque secteur, nous avons quelque chose lié à l’argent de l’Union européenne”, pointe le responsable avec entrain. 

La place principale de Zamość, vestige de la Renaissance, arbore de belles façades colorées. “La première chose, après 2004, a été d’essayer de revitaliser cette vieille ville. Elle n’était pas en bon état”, raconte-t-il. Plus loin, l’Académie Zamość “aurait fermé sans ce projet” de rénovation cofinancé par l’UE. L’institution accueille un lycée, une bibliothèque, des lieux d’exposition…

“Je suis fier, très fier quand je passe devant ces bâtiments.”

Tomasz Kossowksi

à franceinfo

A Zamość, l’UE a aussi largement contribué à l’amélioration du réseau routier. Des travaux ont coûté 92 millions de zlotys (plus de 21 millions d’euros), financés à 89% par l’UE. Pour Tomasz Kossowski, “le plus important” réside peut-être dans les projets qui ont créé des emplois locaux et permis d’améliorer les finances de la ville. Il cite l’installation de neuf entreprises et la création d’environ 1 000 emplois, grâce à l’aide de l’UE. Sans elle, la ville “serait aujourd’hui en 2010, 2012”, estime le responsable. “Grâce à l’argent de l’UE, nous avons fait beaucoup de progrès, et ce très rapidement.”  

Ce reportage a été réalisé avec l’aide d’Agnieszka Suszko, journaliste en Pologne, pour la préparation et la traduction.  


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