Pourquoi l’interprétation du « Point » sur l’activité des ONG en Méditerranée est contestée

A quoi sert l’Ocean Viking ? Dans une enquête publiée le 12 février, Le Point s’interroge sur l’utilité des missions de sauvetage humanitaire menées par les ONG en Méditerranée. Un passage comparant les décès de migrants recensés sur certains mois a particulièrement fait réagir des figures de l’extrême droite sur les réseaux sociaux, comme Damien Rieu de Reconquête, qui l’a surligné et partagé, Jean-Michel Cadenas du Rassemblement national ou fdesouche.

« Paradoxalement, le nombre de péris en mer n’augmente pas systématiquement quand [des navires des ONG] se retirent du théâtre des opérations » en Méditerranée centrale, écrit le journaliste Erwan Seznec, en se basant sur des données du projet Missing Migrants de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), une organisation intergouvernementale, apparentée à l’ONU. La Méditerranée centrale est la route maritime entre les côtes d’Afrique du Nord et l’Italie, il s’agit de la plus mortelle au monde selon l’OIM avec plus de 17.000 morts et disparitions recensées depuis 2014.

Une preuve statistique ?

L’examen de la base Missing Migrants laisse le journaliste « songeur ». Sur certaines périodes sur cet axe, là « où les navires humanitaires avaient cessé d’opérer, le nombre de morts, loin de s’envoler, baisse parfois », conclut-il. Pour le soutenir, il égrène trois exemples : en mai 2020, alors que les navires des ONG n’étaient pas présents pour cause de pandémie de Covid, 11 morts sont recensés dans la zone, contre 65 en mai 2019 et 157 en mai 2021. Autre période relevée, en octobre 2018, « malgré une très faible activité des ONG », 7 morts sont comptés, contre 166 en octobre 2017. Enfin, en juillet 2021, période où la plupart des ONG « restent empêchées d’accomplir leurs missions en Méditerranée centrale », 263 personnes décèdent, « deux fois plus qu’en juillet 2022, mais deux fois moins qu’en juillet 2018, alors que SOS Méditerranée, Sea Watch et MSF étaient en action », poursuit-il.

Il faudrait tout de même préciser que les ONG ont vu leurs capacités de sauvetage réduites à partir de juin 2018 et la fermeture des ports italiens, décidée par Matteo Salvini, comme l’indique SOS Méditerranée dans son bilan 2018.

Sur les réseaux sociaux, l’extrême-droite s’est saisie de ces conclusions et les a tordues. Pour Damien Rieu de Reconquête, la preuve est donc faite « statistiquement » que les ONG « taxis à migrants » ne sauvent pas de vies, « c’est même plutôt l’inverse ». « Une analyse (Migrations studies) démontre qu’en l’absence de bateaux d’ONG en Méditerranée, il n’y a pas plus de morts de migrants et que parfois il y en a même moins », résume rapidement Jean-Michel Cadenas.

Les ONG représentent une minorité de sauvetages

« C’était peut-être le hasard, ou la météo, mais le constat est là, écrit encore le journaliste. Personne ne semble en mesure de relier solidement l’activité des ONG à une baisse de la mortalité. » C’est vrai, mais comme le précisent les ONG, elles ne représentent qu’une petite part des sauvetages en Méditerranée centrale. « Contrairement à toute l’attention qu’elles reçoivent, ce ne sont pas toujours les ONG qui sauvent le plus de personnes en mer, appuie Julia Black, qui a étudié la question. A l’exception de quelques mois, il s’agit généralement des autorités italiennes et libyennes. En examinant les données de manière globale et exhaustive, on voit bien qu’il n’y a pas de corrélation, encore moins de cause à effet, entre les opérations de recherche et sauvetage – y compris celles des ONG – et le nombre de décès. Ce sont deux choses différentes. » Et, explique Julia Black, cette absence de corrélation globale ne permet pas d’affirmer qu’il y a un paradoxe entre l’absence de navires humanitaires sur certaines périodes et la baisse parfois du nombre de morts recensés.

Si l’article du Point donne la parole aux ONG qui réfutent créer un appel d’air et donc provoquer des morts, les données de Missing Migrants peuvent en effet surprendre. Mais cette interprétation est-elle correcte ? « C’est très ténu », avance Tania Racho, chercheuse associée à l’Université Paris-Saclay, spécialisée dans les questions relatives aux droits fondamentaux et qui fait partie du réseau Désinfox-Migration. Elle ajoute que « scientifiquement, du côté des chercheurs, on ne pourra jamais dire ça, note-t-elle en réagissant au passage sur les trois comparaisons mensuelles. Il faut s’inscrire dans un contexte très global, si on reste sur ces chiffres purs, ça n’a pas de logique ».

« Un biais dans nos données »

Elle rappelle aussi le message de prudence délivré sur le site du projet Missing Migrants, qui effectue le travail de collecte de données des vies perdues pendant la migration dans le monde. Il s’agit « d’une estimation minimale du nombre réel » de morts, est-il indiqué. En raison notamment des « naufrages invisibles », ces bateaux qui disparaissent en mer sans témoin direct, sans qu’aucune mission de recherche et sauvetage n’ait été lancée ou qu’aucun reste n’ait été trouvé. Dans les pays de départ, les ONG peuvent savoir, grâce à des témoignages de proches, que des personnes ont pu embarquer à telle période et n’ont plus donné signe de vie ensuite.

« A ce titre, le nombre de morts sur ces routes est presque certainement sous-estimé », indique Missing Migrants. « C’est un biais dans nos données et nous le disons toujours clairement », souligne Julia Black. Un facteur à garder en mémoire, ont rappelé tous nos interlocuteurs, mais qui n’est pas précisé dans Le Point. Erwan Seznec, contacté par 20 Minutes, l’estime « pas important » : « Les incertitudes sur les données de mortalité sont réelles, mais à méthodologie constante, ce point n’est pas crucial pour faire des comparaisons dans le temps », défend-il.

« Notre méthodologie n’est malheureusement pas constante » 

« Notre méthodologie n’est malheureusement pas constante », répond Julia Black, quand nous l’avons interrogé sur cet aspect. « J’aimerais qu’elle le soit, mais je crains qu’en Méditerranée, en fonction des financements ou de la situation légale, les différents acteurs (gardes-côtes, Frontex, ONG, navires privés) ne sont pas capables de rapporter la même information ou de couvrir les mêmes zones », regrette-t-elle. Par exemple, quand les ONG voient leur capacité d’action réduite et sont moins présentes en mer, des informations sur des naufrages peuvent ne pas être recueillies. « Dès qu’un acteur disparaît, la méthodologie n’est plus constante, regrette-t-elle. Nous essayons de faire de notre mieux. Nous ne produisons pas de statistiques, mais une estimation minimale. »

Pour la coordinatrice du projet Missing Migrants, l’interprétation de ses données « n’a fondamentalement aucun sens » et manque de rigueur. Cela ressemble à du cherry picking, critique-t-elle, c’est-à-dire une sélection de données pour appuyer une hypothèse sans prendre l’ensemble des données et du contexte. Prendre seulement trois cas et les comparer à d’autres mois de certaines années, parfois sans que celles-ci se suivent, « n’est pas une approche scientifique valide », souligne-t-elle. « Pour réaliser une comparaison rigoureuse et dans la mesure du possible scientifique, il faut examiner tous les facteurs, poursuit Julia Black. Et de loin, le facteur qui définit le nombre de morts en Méditerranée est le nombre de personnes qui tentent de traverser », c’est-à-dire que plus les personnes tentent de traverser, plus il y aura de morts.

Des conclusions difficiles à tirer

Mais cela reste une tendance générale. A partir d’un tableau sur les tentatives de traversées en Méditerranée centrale entre 2014 et 2022 que nous a transmis Missing Migrants, nous avons essayé de voir si cela se vérifiait pour les trois exemples du Point (mai 2020, octobre 2018, juillet 2018). Nous avons regardé le nombre de morts recensés par rapport au nombre total de tentatives de traversées (qui cumule les arrivées illégales enregistrées en Europe, le nombre d’interceptions en mer effectuées par les gardes-côtes libyens et tunisiens et le nombre de morts sur l’axe de la Méditerranée centrale).

Effectivement, plus il y a de tentatives de traversées, plus il y a de morts si l’on se penche sur les mois de mai entre 2017 et 2022. Ainsi, 6.400 personnes ont tenté de traverser en mai 2020 (11 morts enregistrés), et 26.236 en mai 2021 (157 morts recensés). Mais sur les périodes octobre 2017-octobre 2022 ou juillet 2017-juillet 2022, il est plus difficile de tirer ces conclusions.

« C’est effectivement une tendance générale, et il existe des exceptions », reconnaît Julia Black. D’autres facteurs, qui ne sont pas pris en compte dans la base, peuvent jouer comme la météo, la qualité des bateaux utilisés ou le nombre de personnes sur chaque bateau. « Il est préférable de ne pas choisir un seul mois comme point de comparaison, mais d’examiner les tendances à plus long terme – le fait qu’il soit si difficile de tirer des conclusions de cette approche, est, je pense, révélateur », pointe Julia Black.

Pas de corrélation entre les opérations de sauvetage des ONG et les décès

Pour estimer l’activité des ONG, il faut plutôt prendre en compte, sur une longue période, le nombre de personnes secourues par ces dernières – une donnée que les autorités italiennes ont fournie jusqu’en 2019 – et les contrôler avec le nombre total de tentatives de traversées. Julia Black souligne qu’une étude interne de l’OIM (non publiée) sur certains sauvetages en Méditerranée a analysé cette question sur la période allant de 2016 à 2019. Les premières conclusions « montrent très clairement qu’il n’y a pas de corrélation entre les opérations de sauvetage des ONG et les décès ».

Sur ce point, Erwan Seznec est d’accord : il n’y a pas de corrélation. Mais il se défend de tout cherry picking. « J’ai choisi des données, parmi des milliers, c’est normal, argue-t-il, soulignant qu’il est journaliste et ne pouvait pas toutes les détailler. La question est : mon choix est-il orienté ? Et dans quel sens ? Je mentionne explicitement que le nombre de morts n’est pas relié, et à mon avis pas reliable en l’état, à la présence des navires de secours. Je ne retiens pas des chiffres visant à laisser croire qu’il y a systématiquement plus de morts quand les navires de secours sont sur zone ». Il insiste sur l’importance du « parfois » quant à la baisse du nombre de morts.

Et explique que son enquête est « en quelque sorte un fact-checking du slogan des campagnes de levée de fonds de SOS Méditerranée, “pour que la Méditerranée ne soit plus un cimetière” », en raison de cette absence de corrélation entre nombre de décès et opérations de sauvetage des ONG.

L’Ocean Viking « n’est pas le game changer »

Que peut-on conclure de ce macabre décompte ? « Si l’on prend des chiffres, il faut les analyser dans leur globalité, sinon on leur fait dire ce qu’on veut, estime Xavier Lauth, directeur des opérations de SOS Méditerranée. Il faut le mettre en comparaison du nombre de départs à ces époques-là, par rapport à la météo, qui est le facteur déterminant. Tout un ensemble de facteurs prévalent sur ces éléments de départ et c’est pour ça qu’on se retrouve avec des statistiques qui n’apportent pas de cohérence à ce discours. »

Le directeur des opérations explique que l’Aquarius, puis l’Ocean Viking, ont sauvé plus de 37.300 vies depuis 2016 :  « On n’est pas le game changer, reconnaît-il, mais on est humblement fiers d’avoir sauvé ces vies. Les ONG ont représenté 15 % des sauvetages en 2022 en Méditerranée. Clairement, on n’a pas un effet fort sur l’entièreté de la situation. »

Des études contradictoires

Sur cette thématique sensible des conséquences des opérations de sauvetage en mer, deux études (abordées dans l’article du Point) sur la question de l’appel d’air ont abouti à des conclusions contradictoires. Pour la première, « Migration en mer, conséquences involontaires des opérations de sauvetage » (dont une première version est parue en 2019), ces opérations stimulent involontairement le trafic de migrants, pour la deuxième, « Les opérations de secours des ONG, un appel d’air pour les migrations irrégulière ? », elles ne l’affectent pas.

En 2020, dans une note du centre Robert Schuman de l’Institut universitaire européen, deux chercheurs italiens ont comparé ces études et énoncé leurs limites respectives, estimant qu’il fallait les considérer comme des hypothèses d’un « travail en cours ». Ils ont souligné la pertinence des recherches sur le rôle des opérations de sauvetage en Méditerranée par rapport aux politiques en matière de migration et de réfugiés en Europe. Mais ces résultats doivent être interprétés « avec beaucoup de prudence à ce stade » et « ouvrir le débat » plutôt que d’être vus comme une conclusion.

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