“Nous devons arrêter les combats” avec l’Ukraine, plaide Boris Nadejdine, seul candidat d’opposition à Vladimir Poutine

Le candidat investi par le parti Initiative civile tente de se faire un nom dans un scrutin dont l’issue est déjà connue. Processus électoral, libertés, Ukraine… Il répond aux questions de franceinfo.

Boris Nadejdine est une énigme. Cette figure libérale, investie par le parti Initiative civile, est le seul candidat à la présidentielle russe réclamant la fin de l’intervention militaire en Ukraine. Il vient de déposer mercredi les 100 000 signatures qui lui étaient nécessaires pour se présenter face aux électeurs, du 15 au 17 mars. Mais il doit encore attendre, d’ici dix jours, le verdict redouté de la commission électorale centrale, chargée d’éplucher les parrainages. L’opposant à Vladimir Poutine a accordé un long entretien (en visioconférence) à franceinfo avant de s’envoler pour Novossibirsk, vendredi 2 février. Sans dissiper certaines ambiguités, notamment sur la Crimée.

Franceinfo : Quel est votre état d’esprit après le dépôt des signatures ?

Boris Nadejdine : Il a été très compliqué d’ouvrir des bureaux dans toutes les villes russes, mais nous avons réussi à en installer 75. Nous n’avons reçu l’autorisation de collecter des signatures que le 28 décembre, alors que les vacances débutaient. Et au début, nous n’allions pas assez vite… Nous avons commencé avec 1 000 signatures quotidiennes, alors qu’il en fallait au moins 10 000, car nous ne disposions que d’une vingtaine de jours. Et puis, à partir du 16 janvier, il y a eu des réactions en chaîne. A la fin, des centaines de personnes faisaient la queue devant les bureaux. Bien sûr, ce fut une grande surprise pour nous.

Vous évoquez de longues files d’attente. Certains propagandistes évoquent des acteurs engagés pour l’occasion…

Franchement, ces accusations sont assez folles. Que je puisse recruter 300 acteurs, déjà… Mais alors 200 000, c’est impossible. Il n’y en a même pas autant à Hollywood, ou même à Bollywood.

En savez-vous davantage sur le profil des signataires ?

J’ai visité de grandes villes – comme Kazan ou Saint-Pétersbourg –, des moins grandes – comme Iaroslavl ou Kostroma – et les petites villes de ma région, l’oblast de Moscou. Bien entendu, il y a beaucoup de jeunes âgés de 25 à 35 ans. Parfois, il y avait même des adolescents de 16 ans, et nous devions leur dire de revenir dans deux ou trois ans. Mais nous avons également recueilli la signature d’un homme né en 1924, il y a cent ans. Les plus âgés sont venus avec leurs petits-enfants. Nos équipes leur ont offert du thé, et nous avons discuté avec eux.

Qu’est-ce qui a motivé tous ces gens à vous confier leur signature ?

Ce n’est pas moi que les gens viennent soutenir. C’est eux-mêmes, et leurs enfants. Vous savez, je n’étais pas très connu des Russes en dehors de ma circonscription électorale. J’ai remporté une élection locale pour la première fois en 1990, quand Mikhaïl Gorbatchev était encore président de l’URSS, mais je n’ai jamais mené une campagne électorale à l’échelle du pays. Je pense quand même que les signataires ont lu mon programme, et peut-être mon site web. Il a déjà été visité par six millions de personnes.

Sur le papier, la commission électorale est chargée de valider ou non votre candidature. Mais cette décision, dans les faits, est prise par Sergueï Kirienko, directeur adjoint de l’administration présidentielle. Pensez-vous obtenir son feu vert ?

[Après l’entretien, la commission électorale dit avoir relevé des “erreurs” dans la candidature de Boris Nadejdine. Il est convoqué lundi.]

Honnêtement, si j’étais aujourd’hui à 1% dans les sondages, je n’aurais aucun doute sur la validation de ma candidature. Le problème, pour l’administration présidentielle et pour monsieur Sergueï Kirienko, c’est que ma cote est en train de monter. Il y a trois semaines, seuls 1,5% des sondés avaient l’intention de voter pour moi, mais ils étaient 10,4% la semaine dernière. Pour l’administration, cela devient donc compliquer de m’enregistrer.

“La procédure de contrôle des signatures, par ailleurs, est très bureaucratique. Il est facile de refuser des signatures en expliquant que les documents sont mal remplis, ou illisibles. Cela dépend vraiment de la situation politique. En 2018, quand j’ai été nommé à l’élection pour être gouverneur, mes signatures ont été acceptées. Mais l’an dernier, elles ont été refusées.”

Pourquoi vous ? 

En août, j’ai attendu qu’une personnalité se présente à l’élection présidentielle. Beaucoup de bruits couraient à cette époque : le prix Nobel de la paix Dmitri Muratov, [le journaliste] Alexeï Venediktov, Evguéni Roïzman… Des gens bien plus connus que moi, à la fois en Russie et dans le monde. Mais personne n’y est allé. Début octobre, j’ai donc pris la décision de lancer la procédure d’enregistrement.

Le monde vous a découvert après un passage télévisé sur la chaîne NTV, en mai dernier, dans lequel vous appeliez à ne pas reconduire Vladimir Poutine. Que s’est-il passé ensuite ?

Rien, je ne suis plus jamais passé à la télévision depuis. Ce discours a été diffusé dans le monde entier et des millions de personnes l’ont regardé. Mais je suis passé sur le petit écran pendant plus de vingt ans, en tant que député de la Douma [la chambre basse du Parlement russe], ou dirigeant d’un parti politique à la fin des années 1990. Je passe parfois à la télévision, et puis je disparais pendant une période, avant d’y retourner.

Vous avez parlé des risques avec votre famille ?

Bien sûr. Nous sommes en Russie. Et nous savons ce qui est arrivé à Boris Nemtsov [vice-président du gouvernement entre 1997 et 1998, puis opposant populaire à Vladimir Poutine, assassiné en 2015]. J’étais proche de lui et j’étais son ami. Nous savons également ce qui arrive à Alexeï Navalny. La décision n’a pas été simple à prendre. Si j’étais absolument seul, sans aucune famille, je n’aurais pas eu peur. Mais j’ai quatre enfants, dont deux âgés de 10 et 12 ans. Pour eux, je dois éviter d’aller en prison, et je dois rester en vie.

Avez-vous reçu des menaces ?

Je n’ai jamais reçu de menaces officielles. Mais je suis une personnalité publique, suivie par des centaines de milliers de personnes sur les réseaux sociaux. Bien sûr, j’ai reçu des menaces, mais rien de sérieux.

Vous avez récemment partagé une photo de vous et de Boris Nemtsov, prise en 1997 dans un avion officiel. Qu’est-ce qui a changé en Russie depuis ?

Dans mon programme, je dis que la Russie devrait être un pays libre et pacifique. Je suis certain que si Boris Nemtsov avait été élu président de la Fédération russe, cela aurait été possible. A l’époque, j’étais son plus proche conseiller. Comme vous pouvez le voir sur cette image, nous travaillions ensemble et nous buvions ensemble… Nous revenions d’une visite au Chili, au Mexique et au Venezuela. Nous étions jeunes et nous pensions que la Russie était sur la bonne voie…

Boris Nemtsov et Boris Nadejdine dans un avion après une visite officielle en Amérique latine, en 1997. (BORIS NADEJDINE)

 Et où souhaitez-vous mener la Russie désormais ?

Le but du gouvernement doit être d’améliorer la vie des habitants de la Russie. Le gouvernement ne devrait pas essayer de créer plus de territoires pour la Russie, c’est une mauvaise idée. Le XXe siècle l’a montré : l’un des principaux problèmes, pour la Russie, réside dans ses immenses dimensions. Les déplacements sont trop coûteux sur de telles distances. Pourtant, beaucoup de mes compatriotes pensent qu’un grand pays doit être fort militairement et doit inspirer la crainte, en étant capable de tirer des fusées et des missiles Iskander. A mon avis, c’est une conception médiévale. La vie humaine n’a pas de prix.

Vous êtes le seul candidat à réclamer la fin de l’intervention militaire en Ukraine, pudiquement nommée “opération militaire spéciale” en Russie… Comment comptez-vous procéder ?

J’ai rédigé un document, qui s’appelle “Plan de Nadejdine”, avec plusieurs échéances : premiers jours, premiers mois… A mon arrivée, je devrai d’abord régler certaines questions domestiques et libérer les prisonniers politiques. Mais très vite, je transmettrai deux messages au président ukrainien ainsi qu’aux dirigeants des Etats-Unis et de la communauté internationale. Le premier : nous devons immédiatement arrêter les tirs de part et d’autre de la ligne de front, et faire cesser cette situation où les roquettes ukrainiennes se dirigent vers Belgorod et les roquettes russes vers Kharkiv.

“Le second : nous devons entamer les négociations, dont le but est d’établir la paix en Europe. J’ai déjà déclaré que je pourrai m’estimer heureux si je parviens à un tel accord lors de mon premier mandat présidentiel.”

Boris Nadejdine

à franceinfo

Il faudra des années pour trouver un véritable accord entre la Russie, l’Ukraine et l’Europe, car les problèmes sont nombreux. Et notamment le suivant : où se situera la frontière entre la Russie et l’Ukraine ?

Il faut demander à l’Ukraine…

Quand je serai président de la Fédération de Russie, je m’en tiendrai à la Constitution russe. Je devrai agir dans l’intérêt des Russes, pas celui des Ukrainiens. Je comprends les difficultés énormes rencontrées par les Ukrainiens, et je comprends ce qu’ils ressentent et ce qu’ils pensent de la Russie. Mais je serai le président de la Russie et j’aurai la tâche difficile, tout d’abord, de faire comprendre à l’opinion pourquoi nous avons arrêté l’opération militaire spéciale. C’est un problème parce qu’une grande partie du peuple russe pense vraiment qu’en Ukraine, l’armée russe se bat contre des nazis et des fascistes, à cause de la propagande en cours depuis des années.

La situation est un peu la même en Ukraine et dans la communauté occidentale. Les Ukrainiens, ce qui paraît évident, pensent vraiment que la Russie sera l’ennemi de toujours.

La Crimée, c’est l’Ukraine ?

Volodymyr Zelensky, [le commandant en chef des armées] Valeri Zaloujny et le gouvernement ukrainien pensent qu’il est possible de résoudre le problème de la Crimée de manière militaire. À mon avis, c’est absolument impossible. L’année dernière, il y a eu une grande contre-attaque de l’Ukraine, mais nous avons vu que la ligne n’a pas changé dans la pratique.

J’aimerais demander au président ukrainien, et à celui des Etats-Unis, ce qui est le plus important : à qui revient la Crimée ou la vie de milliers de personnes ? Selon moi, l’enjeu est de mettre un terme à la situation dans laquelle les gens s’entretuent. Si nous voulons résoudre ce problème, nous devons comprendre que le tracé final de la frontière ne sera pas entièrement satisfaisant pour la Russie et pour l’Ukraine. Ce sera la ligne d’un compromis.

Vous avez déjà évoqué de nouveaux référendums contrôlés par des instances indépendantes…

Les frontières doivent prendre en compte les personnes qui vivent dans les territoires concernés, mais également ceux qui ont dû partir, et qui souhaitent y retourner. Des millions de personnes ont quitté leur domicile, certains pour aller à l’Ouest, d’autres pour aller en Russie. Nous devons prendre en compte leur avis. Il est en tout cas impossible d’organiser des référendums indépendants ou des votations pendant que les combats se poursuivent. Il faudra peut-être deux ou trois ans, après la convalescence des blessés et le retour des déplacés, pour résoudre ce problème.

Certains vous reprochent de porter une candidature suspecte, qui serait autorisée, voire orchestrée par le Kremlin afin de sauver les dernières apparences d’une démocratie…

Cela vient de ma biographie. Je fais de la politique russe depuis trente ans. J’ai travaillé pour le président Boris Eltsine, j’ai travaillé avec Vladimir Poutine et Sergueï Kirienko en 1997. Pendant le premier mandat de Vladimir Poutine, à partir de 2000, Boris Nemtsov et moi-même soutenions sa politique.

Le candidat d'opposition Boris Nadejdine dépose ses signatures au siège de la commission électorale centrale, le 31 janvier 2024 à Moscou (Russie). (VERA SAVINA / AFP)

Nous sommes allés au Kremlin à plusieurs reprises, notamment pour discuter de la réforme de l’armée. A l’époque, tous les jeunes devaient faire deux ans de service militaire. Nous pensions qu’il valait mieux une année, avec une armée professionnelle. Vladimir Poutine était d’accord. Nous pensions aussi qu’il fallait établir de bonnes relations avec l’Otan. Là encore, il était d’accord. C’était peut-être à la fin de son premier mandat. Par la suite, Vladimir Poutine a commencé, peu à peu, à construire une verticale du pouvoir.

A cause de tous ces éléments de mon parcours, beaucoup de gens pensent que je conserve les mêmes relations qu’il y a vingt ans avec l’administration du Kremlin. Mais ce n’est pas le cas. J’ai commencé à critiquer fortement Poutine en 2003, après l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski [oligarque arrêté pour “escroquerie” et “évasion fiscale”, gracié après dix ans de prison et exilé à Londres].

Faites-vous confiance au processus électoral ?

Malheureusement, nous n’avons pas d’élections libres et équitables en Russie. Mais j’espère pouvoir disposer d’observateurs en nombre suffisant lors du scrutin. Plus de 200 000 personnes m’ont soutenu avec des signatures, et nous connaissons leur numéro de téléphone, leur adresse, etc. Nous ferons de notre mieux pour que le décompte des voix soit plus ou moins équitable.


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