« Mon histoire ne commence pas quand j’ai gagné Roland », confie Yannick Noah

L’histoire débute au Cameroun. Elle s’y termine, aussi. Une évidence. C’est là que le destin de Yannick Noah a basculé, au début des années 70, quand le champion américain Arthur Ashe, son idole, est venu dans le cadre d’une tournée en Afrique et qu’il a pu échanger quelques balles avec lui. Le jeune Yannick tape dans l’œil du premier joueur noir à avoir remporté un tournoi du Grand Chelem (US Open 1968), qui interviendra pour lui trouver une place dans un sport-études en France. Aujourd’hui, c’est toujours là, près de Yaoundé, que Noah entraîne Uma, une petite fille de 8 ans particulièrement douée pour le tennis.

C’est ça, et tout ce qu’il y a entre ces deux moments – sa difficile intégration en France, son arrivée fulgurante sur le circuit, sa victoire à Roland-Garros, ses blessures physiques et psychologiques, ses succès en tant que capitaine des équipes de France de Coupe Davis et de Fed Cup, sa carrière de chanteur –, que Yannick Noah (62 ans dans quelques jours) raconte dans un documentaire intitulé « Noah, le sens de la gagne », disponible le 20 mai sur Amazon Prime Video. Il n’est pas seul pour retracer son parcours hors du commun. Ivan Lendl, Guy Forget, Henri Leconte, son fils Joakim, Michel Denisot et même Donald Dell, grand ponte du tennis américain qui fut son agent et celui d’Arthur Ashe, témoignent également. Le tout agrémenté de quelques images d’archives intimes. Pour 20 Minutes, le seul Français à avoir jamais gagner un tournoi du Grand Chelem jette un coup d’œil dans le rétro et évoque sa passion toujours intacte.

Pourquoi ce documentaire, à ce moment de votre vie ?

Je ne sais pas s’il y avait un bon moment ou pas pour le faire. Il s’est trouvé que ça s’est goupillé comme ça. On avait tous un peu de temps, c’était un des rares bons côtés de cette pandémie, quand ils nous ont tous enfermés. On avait un peu de temps pour ranger nos souvenirs, où est-ce qu’on va, d’où on vient… Pour moi, ça s’est matérialisé par ce film.

Quel était le but pour vous ? Vous raconter, saisir l’occasion d’un coup d’œil dans le rétro, parler de vos parents, de votre histoire ?

Un peu tout ça… Je ne regarde pas la télé, mais j’ai vu « The Last Dance » [une mini-série qui retrace la saison 1997-1998 des Bulls, centrée sur la personnalité de Michael Jordan]. Ça m’a beaucoup touché, déjà parce que ça se passe à Chicago, dans les vestiaires où était mon fils. Mais j’ai aussi été captivé par toute cette aventure, et le fait que ce soit raconté aussi par d’autres personnes [que Jordan]. Ça prend une tout autre dimension du coup.

On voit beaucoup d’archives familiales, filmées au caméscope, notamment au début au Cameroun quand vous êtes petit… D’où viennent-elles ?

C’est maman qui filme, avec des petites caméras, des films super 8. Il y a une vingtaine d’années, j’avais cherché ces bandes et je ne les retrouvais pas. Je pensais qu’elles étaient chez maman mais quand j’ai vidé sa maison, je ne les ai pas trouvées. J’ai pas mal déménagé tout au long de ma vie. Dernièrement, j’étais à la maison et je me suis dit que j’allais faire un peu de rangement. Et je les ai trouvées. Le documentaire était déjà lancé. J’appelle le producteur [Mathias Rubin], je lui demande s’il sait où on peut trouver un projecteur de films Super 8. Il amène le matériel, on lance et là clac, première image, ma grand-mère, qui devait avoir 60 ans. Et j’ai hurlé ! Parce que je ne savais pas ce que c’était, il n’y avait pas de petites étiquettes avec les dates. Et j’avais là devant moi cinq, six heures de film sur ma famille… C’était magique.

Vous avez tout regardé ?

Bien sûr ! On a tout regardé le jour même. Impossible de ne pas le faire. Il y a plein d’images que je n’avais jamais vues.

Dès le départ, on voit celui qui va devenir un peu le fil rouge de ce film, parce qu’il est celui de votre vie, Arthur Ashe. Déjà, comment s’est décidée la construction du documentaire ? Est-ce que vous avez imposé certaines choses ?

On a échangé au fur et à mesure. En fait, on avait tellement de matos, avec mes films, les images d’archives, etc., qu’il fallait choisir un angle. On a débattu, et puis à un moment ça coule de source. C’est évident qu’Arthur est un angle à la fois juste et peut-être méconnu. Cet instant où ta vie bascule. Quand je vois ces films où je suis en train de taper des balles avec lui… Si ce moment n’avait pas existé, je ne serai pas là aujourd’hui.

Il est présent à chaque étape de votre vie finalement ?

Il fait partie de mon histoire, complètement. Il m’a inspiré. C’est mon héros. J’ai connu mon héros. Et c’est très dangereux de rencontrer son héros, parce que très souvent on est déçu. Lui non, au contraire. J’avais tellement d’admiration pour lui. Je le copiais, il n’avait pas besoin de me parler, c’était par l’exemple. «Fête le mur» [une association créée en 1996 par Noah pour les enfants et jeunes des quartiers prioritaires], c’est lui. Je trouvais tellement chic d’avoir des écoles de tennis dans les quartiers difficiles de New York, le Bronx, Harlem. J’ai essayé de le copier. J’essayais de bien me tenir sur le court parce que lui se tenait bien. Bon, je n’y arrivais pas toujours… Mais c’était mon mentor. Il m’a toujours guidé.

Quand vous regardez le documentaire fini, qu’est-ce que vous pensez de l’histoire de l’homme que vous voyez ?

Je n’en sais absolument rien. J’ai vu le film une fois, il y a quelques semaines. Ceux qui ont travaillé dessus attendaient ma réaction, mais moi, je ne sais pas par quoi commencer. Il y a tellement de choses qui se bousculent dans ma tête. Ce film, je le fais peut-être pour mes enfants, peut-être pour les gens qui m’aiment bien ou qui ont envie de me connaître. C’est l’idée de départ. Et aussi, je préfère que ce soit moi qui raconte mon histoire que quelqu’un d’autre.

Pour vous décrire en tant que joueur, on a souvent mis en avant vos qualités physiques, presque comme si c’était facile. On vous voit souvent dans le documentaire bosser d’arrache-pied, au sport-études et ensuite sur certaines périodes. Vous vouliez mettre ça en avant ?

En fait, je voulais que si un môme regarde ça, il se dise « je peux le faire aussi ». Et c’est le boulot. Le talent, la facilité, ce n’est rien. J’avais du talent pour jouer au tennis, mais pas plus que ça. Par contre ce que j’avais, même jeune, c’est cette envie, ce besoin de bosser. C’était ça mon vrai talent finalement. A chaque fois que je vois des gamins, des joueurs, des pros, des amateurs, je parle toujours de ça. Alors c’est chiant, parce que les gens s’attendent à ce que tu donnes une espèce de truc magique. Ça ne fait pas rêver le travail. Mais ça doit, parce que c’est accessible à tous. C’est pas facile de faire 10 heures de plus que les autres par semaine, mais si tu le fais tu as une chance.

Avez-vous des regrets par rapport à votre carrière, notamment ce qu’il s’est passé après votre victoire à Roland ? Est-ce que vous auriez dû gagner plus ?

Si le Yannick de 60 ans se retrouve avec le Yannick de 24 ans sur le bord du court, est-ce que qu’il aurait pu le conseiller ? Oui. Mais le Yannick de 17 ans, non. Mon histoire ne commence pas quand j’ai gagné Roland. J’ai 23 ans à ce moment-là, j’ai déjà 15 ans de tennis derrière moi. Il s’en est passé des choses dans ces 15 ans. J’aurais peut-être pu gagner plus, mais putain, j’aurais pu gagner moins aussi. J’aurais pu ne pas être joueur de tennis tout court.

Vous lui diriez quoi alors au Yannick de 24 ans ?

Joker (rires).

Mais c’est ce moment qui a construit ce que vous avez fait ensuite, votre carrière de capitaine de Coupe Davis, la manière dont vous avez géré tous ces groupes, non ?

Bien sûr. Trouver d’autres challenges, toujours. Mais j’ai gagné des choses. Et puis j’ai eu deux enfants pendant ma carrière. A l’époque on n’avait pas de gamins quand on était en carrière. J’ai peut-être perdu des matchs à cause de ça. Ça en vaut la peine ! J’avais 25 ans quand Joakim est né, j’étais en plein dedans. Ouais, j’ai passé du temps à changer des couches et à gagner des matchs. Ça me plaisait bien.

Vous aviez anticipé, sur la fin de votre carrière, le fait de devenir capitaine de Coupe Davis ?

Non, pas du tout.

Comment vous avez appréhendé ce passage de l’autre côté de la barrière ?

On était un groupe vraiment proche. Avec Guy, on jouait en double ensemble, nos femmes étaient sœurs, je suis le parrain de son gamin, il a vu Joakim naître. On était la meilleure équipe de double ensemble, on allait sur les tournois on louait une maison ensemble. Quand j’ai arrêté de jouer, ce qui allait me manquer c’était mes amis. Et ils ont eu cette idée de me proposer d’être capitaine, pour moi c’était une manière de rester ensemble. Pas autre chose. J’ai appris le métier comme ça, avec mes frères. On a travaillé dur, ils étaient à fond derrière moi. Je n’ai pas eu à gagner leur confiance, à prouver, c’est pour ça qu’on a pu avancer et qu’ils ont joué comme ça [lors de la finale de la Coupe Davis 1991 remportée face aux Etats-Unis]. Ils ont été incroyables. Ensuite, avec les autres équipes, c’était un peu différent.

Noah motive le double Leconte-Forget lors de la finale 1991.
Noah motive le double Leconte-Forget lors de la finale 1991. – JEAN-LOUP GAUTREAU / AFP

Comment vous expliquez ce petit truc en plus que vous avez toujours eu dans le management ?

J’aime les joueurs. Et j’adore ce jeu. J’adore ce jeu (il répète). J’ai une passion pour ce jeu. J’adorais jouer, j’adore regarder jouer, j’adore l’émotion d’un joueur qui gagne un tournoi. J’en ai la chair de poule, parfois même devant des joueurs que je ne connais même pas. On joue pour ces moments-là. Tu vois le joueur ou la joueuse qui gagne, tu regardes la famille dans les tribunes, le bonheur, tout ce travail pour ces moments-là.

Ça vous fait toujours autant vibrer aujourd’hui ?

Ah oui, toujours. Real-Manchester City l’autre fois [la demi-finale retour de Ligue des champions remportée par le Real], énorme. Tout ce qu’il se passe au coup de sifflet final… Mais ces cons ils mettent la pub tout de suite, c’est pas possible ! (il s’agite sur sa chaise). C’est le meilleur moment, c’est pour ça qu’on joue ! On n’a pas encore compris que c’est pour ça qu’on joue. Pour pouvoir vivre ces moments-là. Et on coupe, ça ne les intéresse pas. Ça coûte des millions d’avoir les droits, et on enlève ça. Je m’en fous de voir les plats du pied, ce que je veux c’est la joie des gens, les tribunes, les gens qui s’embrassent, qui deviennent fous de joie, qui pleurent, les gamins qui sautent, on a besoin de voir ça non ? Le sport, c’est cette émotion-là. Et quand tu participes de l’intérieur, pouah…

Une belle génération de joueurs français arrive sur la fin. Est-ce qu’elle a été selon vous à la hauteur de ce qu’elle devait être ?

C’est dur d’être Tsonga. C’est dur d’être Gasquet. On a souvent entendu « mouais, leur carrière… ». Attends, ton gamin il joue au tennis et il va jouer comme Gasquet ? C’est la classe ! Oui, ils auraient parfois pu gagner un ou deux matchs en plus pour gagner un tournoi ou un Grand Chelem, d’accord. Mais il y avait deux ou trois bons joueurs dans leur génération, déjà. Des petits Nadal ou Federer qui traînaient à chaque fois, c’est pas rien. C’est la meilleure génération de l’histoire du tennis qui était là, qui bloquait tout. Bien sûr qu’on peut faire toujours un peu mieux. Mais il faut se rendre compte qu’on peut aussi faire bien pire. C’est pas facile d’être 5e mondial de tennis.

Il y a derrière eux un trou générationnel. Est-ce qu’on est trop dur avec les jeunes ? Parce qu’on leur demande, en fait, d’aller chercher le deuxième tournoi du Grand Chelem de l’histoire du tennis français…

Je ne sais pas. Mais je vais m’y atteler. J’ai intégré la cellule préparation mentale à la Fédération depuis quelques mois. Le but est de faire en sorte qu’on ait un joueur qui arrive dans les 10 ans.

Le chantier est-il vraiment colossal ou ce sont des petites choses à changer, selon vous ?

C’est dur de changer les mentalités. Le sportif est entouré de tellement de malentendus à tous les niveaux, de méconnaissance de la difficulté que ça représente d’arriver tout en haut. Ça me rend fou. Il faut respecter les parcours de chacun.

Ça vous fait encore envie d’aider, d’être là ?

Oui, oui… Hugo Gaston il y a deux ans, c’était sympa [8e de finaliste à Roland-Garros après avoir éliminé notamment Stan Wawrinka]. Moi je suis content quand un joueur performe parce que c’est synonyme de joie. Le stade est en feu, les gens ont payé leur billet, ils ont passé un super moment. Mais il faut gagner. Et comment faire pour gagner ?


source site