Live Insta, grilles géantes… Les cruciverbistes essayent de dépoussiérer leur passion

On a toutes et tous en tête l’image d’une petite mamie, lunettes sur le nez, surplombant son journal un crayon à papier en main, absorbée par sa grille de cases blanches et noires. Les mots croisés, un passe-temps de retraités ? Oui, mais pas seulement. De plus en plus d’initiatives dépoussièrent le genre et séduisent un public de plus en plus large, au-delà du cercle des initiés.

Cela peut passer par des grilles géantes estivales qui bousculent les formats plus classiques. Par le choix de mots qui collent à l’air du temps et de définitions truffées d’humour et de clins d’œil. Ou encore par la résolution de grilles en « live » sur les réseaux sociaux. Un regard nouveau porté sur un jeu bientôt centenaire en France (la première grille a été publiée en 1924 dans l’hebdo Dimanche-illustré) qui n’est pas sans réjouir les jeunes cruciverbistes, mais aussi les moins jeunes.

« Le plaisir est plus d’amuser que de coincer »

Pour Antoine Hinge, le déclic s’est fait pendant le Covid. Après des études d’ingénieur et une thèse en informatique, il se passionne pour les mots croisés et dévore notamment ceux du New York Times. Lors du premier confinement en 2020, il se lance et conçoit lui-même ses grilles, qu’il teste auprès de sa famille et de ses amis proches. Puis il crée son blog, Case vide, où il partage son hobby et d’autres jeux d’esprit. Ce qui lui plaît dans les mots croisés ? Les mots composés et tout ce qui « a trait à l’oralité ». « Le plaisir en tant que constructeur, c’est de partager une expression qu’on ne s’attendait pas à voir là, ou à faire penser à un mot qu’on connaît bien, mais d’une nouvelle manière. Le plaisir est plus d’amuser que de coincer », explique le verbicruciste de 31 ans à 20 Minutes.

Ce goût pour le langage courant, Antoine Hinge l’instille dans les pages de Libé, où depuis plusieurs mois il alimente Case toujours, les mots croisés du journal, en parallèle d’un poste d’ingénieur en data. Dans ses définitions, il fait référence à la série Buffy contre les vampires, au jeu vidéo The Legend of Zelda ou encore au yaoi, un genre de manga populaire au Japon, centré sur les relations d’amour entre hommes.

Un regard neuf et une culture pop qui ne sont pas pour déplaire à Henri Houdebert, féru de mots croisés. Ancien professeur agrégé d’anglais à la retraite, il reconnaît avoir un peu de mal avec le format des grilles « à l’américaine » d’Antoine Hinge [symétriques et avec une numérotation particulière], mais il en apprécie ses « définitions plaisantes ». « Il arrive avec ses références à la littérature et au monde moderne des Etats-Unis. Il faut avoir des connaissances un peu partout finalement. Les jeux vidéo ou la BD, avec des personnages que les jeunes ou les jeunes parents maîtrisent, ce sont des mondes où les cruciverbistes ne sont pas de manière régulière », dit-il.

« C’est devenu accessible et rigolo »

A L’Obs, Gaëtan Goron lui aussi dépoussière le genre. Blagues, calembours, onomatopées, symboles, anglicismes… Dans ses mots croisés, ce verbicruciste de 36 ans ne s’interdit rien et cultive une vision ludique et rafraîchissante. « J’essaye d’inclure le lecteur en mettant de ma personne mais aussi des définitions avec des “vous”, des “je”, des chiffres dans les grilles, des choses qu’on ne voyait pas avant », explique-t-il.

Un état d’esprit qui a séduit Mehdi, un architecte de 51 ans à Montélimar, cruciverbiste en herbe. « Les mots croisés que je voyais avant, c’était toujours un peu rébarbatif avec des définitions compliquées. Là, au contraire, c’est devenu accessible et rigolo », estime-t-il. « Ce que j’apprécie chez Gaëtan Goron, ce sont vraiment ses jeux de mots. Je ne trouve pas ce même humour chez les autres auteurs. Et ses grands mots croisés me donnent le sourire », ajoute-t-il.

Chaque été, le verbicruciste met au défi ses lecteurs avec des grilles géantes aux formes originales : un coronavirus pendant la pandémie, la tête de Molière pour les 400 ans de l’auteur ou encore la carte de la France dans une casserole en feu cette année. Au programme ? Des dizaines et des dizaines de mots à trouver autour de la thématique du réchauffement climatique. De quoi s’occuper jusqu’à la rentrée.

« Il y a beaucoup d’humour et de sérieux en même temps »

Les mots croisés ne se cantonnent plus uniquement au support papier. Les journaux proposent désormais une version dématérialisée des grilles sur ordinateur ou smartphone et les mordus se retrouvent sur des forums spécialisés. Ils s’invitent aussi sur les réseaux sociaux. Certains streamers s’amusent à en réaliser en direct sur Twitch ou Twitter, en se lançant parfois le défi de remplir des grilles le plus rapidement possible. D’autres, comme l’internaute américain Foggy Brume, s’attaquent à des mots croisés particulièrement complexes, dits « cryptiques », avec l’aide de leur communauté. « Généralement c’est assez fun à voir, surtout pour quelqu’un qui n’y arrive pas, explique le verbicruciste Antoine Hinge. On voit l’évolution de la grille et ça peut rendre accessible des jeux qui autrement ne le sont pas. »

Sur le compte Instagram de L’Obs, Gaëtan Goron réalise également des lives depuis le printemps dernier. Chaque mardi après-midi, il propose de résoudre deux petites grilles et d’en créer une troisième de toutes pièces, dans une démarche collaborative. Entre 20 et 30 personnes en moyenne se sont connectées à ces lives et les replays ont cumulés entre 4.000 et 7.000 vues.

Un concept auquel a accroché Margaux, une photographe de 27 ans. « Il y a beaucoup d’humour et de sérieux en même temps, note-t-elle. On peut proposer nos réponses, il explique à chaque fois pourquoi il a choisi cette définition, quelle autre il aurait pu mettre. On rentre dans sa logique. La troisième grille, on la crée ensemble et on peut passer de l’autre côté et prendre sa place. »

Gaëtan Goron part régulièrement à la rencontre de ses lecteurs, en ligne ou IRL. « Je veux parler de mon métier parce que je trouve ça plutôt sympa de pouvoir vivre du fait de créer des jeux pour amuser les gens. Il y a beaucoup d’idées préconçues, on pense que ça n’intéresse que les personnes âgées mais il y a de tout, des jeunes, des vieux, des hommes et des femmes », observe-t-il. Et d’ajouter : « A terme je pense qu’il faudrait événementialiser. Pourquoi ne pas organiser un genre de « Jeu des 1.000 euros » des mots croisés, tous les 15 jours dans une ville de France ? Et pourquoi ne pas aller aussi dans les écoles ? » Les grilles n’ont pas dit leur dernier mot.


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