Les déserts médicaux, une « bombe à retardement » pour le prochain président

A Fercé-sur-Sarthe, La Suze (Sarthe) et Laval (Mayenne),

Derrière son bureau, Dominique Dhumeaux s’agite. Le grand jour, celui pour lequel il se bat depuis des mois, approche. Mardi 1er février, à son initiative, les représentants de 38 organismes du secteur de la santé se réunissent à Paris afin de coucher noir sur blanc une liste de propositions pour améliorer l’accès aux soins en France et la soumettre aux candidats à la présidentielle. « Je ne vois pas comment ils pourraient ne pas les reprendre, nous dit le premier vice-président de
l’Association des maires ruraux de France. Ou alors ils n’ont vraiment pas envie que les gens se fassent soigner. »

Le maire de Fercé-sur-Sarthe est plein d’espoir. Il a abattu un travail de titan pour que des organisations aux intérêts très divergents réfléchissent – enfin – à ce qu’elles pourraient faire ensemble pour lutter contre les déserts médicaux. Un mal qui ronge le pays. En 2019, 7,4 millions de Français habitaient dans une zone sous dotée en médecins, selon une étude de l’AMF et la Mutualité française. Un chiffre qui approcherait aujourd’hui les 10 millions, avec des conséquences graves : un accès aux soins plus tardif, des pathologies qui s’aggravent et, en bout de chaîne, une espérance de vie qui n’est pas la même selon où l’on se trouve sur le territoire. Le tout dans un contexte marqué par l’épidémie de
Covid-19.

« On en parle depuis des années, mais là, on est arrivés au bout du bout. Ce n’est plus possible de défendre son pré-carré sans penser à l’intérêt général. La société ne peut plus accepter ça », soutient l’édile qui, comme la grande majorité des 606 habitants de son village, n’a plus de médecin traitant. L’offre se fait rare dans le coin. Dans la communauté de communes du Val de Sarthe (16 communes dont Fercé), il ne reste plus que neuf généralistes pour 32.000 habitants. Soit une moyenne d’un praticien pour 3.555 patients, contre un pour 669 au niveau national en 2020.

« Je fais le boulot de trois médecins »

Le docteur Jean Azzam pourrait parler des heures de cette situation dramatique. Mais il ne les a pas. Après le départ à la retraite de trois confrères ces dernières années, il est le dernier généraliste présent à La Suze, ville-centre de ce territoire avec ses 4.470 administrés. Forcément, ses journées sont infernales. « Je travaille douze heures par jour. Je peux recevoir parfois jusqu’à 50 patients », explique ce médecin à l’ancienne, qui accepte de prendre dix minutes en plein après-midi, alors qu’il a trois patients dans la salle d’attente, pour témoigner de la difficulté de la situation. « Ça va, ce soir le dernier est à 19h15 », note-t-il. Souvent, le sexagénaire ne quitte pas son cabinet avant 20h30.

« Je refuse des nouveaux patients tous les jours, et je ne peux plus faire de visites à domicile », regrette Jean Azzam, qui compte déjà près de 4.000 patients, contre 900 en moyenne par généraliste en France… « Je fais le boulot de trois médecins », résume le docteur, qui a dû porter plainte cette année contre une personne qui l’avait menacé et insulté car il ne pouvait pas la prendre en charge. Une première depuis son installation à La Suze en 1987. Autre symptôme du mal actuel, le docteur Nicole N’Damité, à la retraite depuis quatre ans, a repris du service pour assurer les rendez-vous du vendredi et du samedi matin. Une situation d’urgence « qui ne peut pas durer », mais qui s’éternise depuis septembre 2020.

Le Docteur Jean Azzam à son cabinet, le 24 janvier 2022. – N.CAMUS

Elle n’est pourtant une surprise pour personne. Au siège de la communauté de communes, le président Emmanuel Franco, assis dans la grande salle réunion qui lui sert de bureau, sort de sa sacoche une brochure datant de l’hiver 2013. Il lit à haute voix : « L’enjeu est d’attirer de jeunes médecins afin que puissent perdurer l’offre de soins et l’égalité de prise en charge pour tous les patients du territoire. » Il pourrait copier-coller le texte dans le prochain numéro. Pourquoi une telle inertie ? A l’époque, la solution miracle était identifiée : la construction d’une maison de santé pluridisciplinaire (MSP). « C’est le meilleur moyen pour attirer de jeunes médecins. Mais il fallait un porteur de projet issu du monde de la santé, et personne n’a voulu prendre le dossier à bras-le-corps », souligne Emmanuel Franco.

Un peu désabusé, il l’est encore plus quand il lorgne le territoire voisin. La communauté de communes de Loué-Brûlon-Noyen compte – à la louche – deux fois moins d’habitants mais deux fois plus de praticiens. Deux MSP sont sorties de terre lors de la dernière décennie, donnant accès à des généralistes, infirmières, cardiologue, diététicienne, kinés, podologue, osthéo, psychologue, orthophoniste… Ce qui n’empêche pas les généralistes d’être débordés. « C’est parfois un peu compliqué pour prendre rendez-vous, mais on n’a pas à se plaindre ici, estime Michèle, sexagénaire croisée à la sortie de celle de Noyen. Ce centre, c’est une bonne idée, même si le nombre de docteurs n’a rien à voir avec avant. Il y en avait dans tous les villages ou presque. »

A Noyen-sur-Sarthe, les médecins généralistes de la maison de santé pluridisciplinaires ne prennent plus de nouveaux patients.
A Noyen-sur-Sarthe, les médecins généralistes de la maison de santé pluridisciplinaires ne prennent plus de nouveaux patients. – N.CAMUS

C’est l’un des inconvénients des MSP. Il faut pouvoir se déplacer jusqu’à elles, ce qui n’est pas toujours simple pour une population âgée. Mais cela reste toujours mieux que les urgences, solution de repli pour une grande partie de Sarthois quand ils n’ont plus de médecin traitant ou que les dix jours de délai pour un rendez-vous sont insurmontables. Celles du Mans sont saturées par ces habitants qui s’y réfugient faute de mieux. Une situation que l’on retrouve à 90 km de là. A Laval, en Mayenne (sixième département le moins doté de France en généralistes selon l’Insee), on a bien du mal à gérer les quelque 35.000 patients qui s’y présentent chaque année.

Sylvain Bihel, secrétaire général adjoint de l’antenne locale Force Ouvrière, nous reçoit dans un petit bureau adjacent à l’Ehpad le Rocher-Fleuri, juste à côté de l’hôpital. « C’est dans son jus », prévient-il en ouvrant la marche dans le couloir. Effectivement, tout ici ramène 52 ans en arrière, quand la première pierre du centre hospitalier a été posée. L’infirmier, 33 ans, y travaille depuis 2011. Il a vu la situation se dégrader au fil du temps.

Moins de médecins, plus de demandes de soins

La faute à un manque criant de médecins. Ils sont aujourd’hui six pour faire tourner le service des urgences, alors qu’il en faudrait entre seize et dix-huit. « Officiellement, on est en plan blanc. Mais sur 500 lits, seulement 15 sont pris par le Covid-19. Ce n’est pas ça qui justifie le fait qu’on soit en tension. Ça a été la goutte d’eau, mais toute la chaîne de soins dysfonctionnait avant », assure-t-il, pointant « le manque de personnel médical et paramédical ». Car les infirmiers sont également trop peu nombreux. « Il faut être honnête, pour venir en Mayenne, il faut y avoir une attache, reprend-il. On ne vient pas ici par hasard. »

En octobre dernier, le service s’est mis en grève, attirant l’attention du gouvernement. Le Premier Ministre Jean Castex s’était rendu sur place. Jeudi, alors que les urgences ont dû fermer 17 jours depuis novembre à cause de la pénurie de main-d’œuvre, la candidate
Anne Hidalgo y a fait une halte.
L’Association de citoyens contre les déserts médicaux en a profité pour lui remettre une lettre de doléances. Née dans le chef-lieu de la Mayenne, l’association compte désormais 13 antennes locales. Et bientôt une quatorzième, dans l’Eure. « Ça se développe bien, malheureusement. C’est comme les Restos du cœur, ça ne devrait pas exister une asso comme ça », peste son créateur, Maxime Lebigot.

A l'hôpital de Laval, des banderoles dénonçant le manque de moyens pour soigner correctement la population sont accrochées depuis de longs mois.
A l’hôpital de Laval, des banderoles dénonçant le manque de moyens pour soigner correctement la population sont accrochées depuis de longs mois. – N.CAMUS

Elle est la preuve, s’il en était besoin, que la Sarthe et la Mayenne ne sont que deux exemples parmi tant d’autres. Le résultat d’un cocktail fatal : les départs à la retraite des générations de médecins issues des numerus clausus élevés des années 1970 et 1980, non compensés par le nombre de nouveaux diplômés, couplée à un vieillissement général de la population, et l’augmentation de la demande de soins qui va avec. Mauvaise nouvelle, la démographie médicale ne va pas s’arranger. Le maire de Fercé, Dominique Dhumeaux, s’alarme :

« C’est une vraie bombe à retardement. La situation est déjà compliquée, mais ce n’est rien par rapport à ce qui nous attend dans les dix ans. Il va partir en moyenne quatre médecins qui faisaient 60 heures par semaine, et il va en arriver deux qui en feront 45. »

Les grandes villes ne sont pas épargnées. La quasi-totalité de l’Ile-de-France est considérée comme un désert médical. La densité de généralistes y est inférieure de plus de 11 % à la moyenne nationale, selon un rapport de la Dress paru en mars 2021. La Seine-Saint-Denis, notamment, est très mal dotée. Les Yvelines également. A Plaisir – pas vraiment un trou perdu avec ses six zones d’activités industrielles et commerciales, le siège d’Ikea France, 13 écoles élémentaires, deux collèges et 32 associations sportives –, il reste moins de dix généralistes. Dont plus de la moitié a passé la cinquantaine.

La levée du numerus clausus ne suffira pas

« C’est un vrai problème. Il n’y a pas une journée sans qu’on m’interpelle sur cette situation, déplore Joséphine Kollmannsberger, la maire de cette ville de plus de 30.000 habitants. Pourtant je peux vous dire qu’on fait notre maximum ! » Elle a nommé deux conseillers municipaux responsables de la problématique médicale, fait installer une cabine de téléconsultation et, pour trouver de nouveaux médecins, a mis les petits plats dans les grands : prime d’installation de 10.000 euros (avec obligation de rester au moins trois ans), recours à un cabinet de chasseurs de têtes, promesse d’une nouvelle maison médicale à l’horizon 2023. « Mais même en faisant la danse du ventre, c’est compliqué, dit-elle. Quand vous cherchez des champignons et que ce n’est pas la période… »

La bouffée d’air prévue grâce à la levée du numerus clausus, effective depuis cette année, ne se fera pas sentir avant huit ou neuf ans. Et encore, il faudra y ajouter des investissements dans les facs de médecine pour qu’elles puissent réellement accueillir un nombre plus élevé d’étudiants. Il faudrait aussi une plus grande diversité dans l’origine territoriale et sociale des étudiants en médecine, en comptant sur le fait qu’ils n’oublient pas d’où ils viennent une fois leur diplôme en poche, soulignait le mois dernier la Drees dans
une note intitulée « les incitations financières ne suffisent pas à attirer les médecins dans les déserts médicaux ».

« 20 ans d’irresponsabilité politique »

En attendant, certains praticiens tentent d’apporter leur écot. Pascale Karila-Cohen, radiologue de son état, a créé en 2017 la plateforme Docndoc. Le but est simple : mettre en relation des médecins disponibles pour des remplacements ou qui sont désireux de déménager avec des collectivités qui en ont besoin. Un outil plein de bon sens, auquel personne n’avait encore pensé. Plus de 10.000 praticiens se sont inscrits, à la recherche du lieu idéal. « On propose des candidats, puis on travaille avec la collectivité territoriale pour qu’elle les accueille correctement, les aide à faire venir leur famille, les renseigne sur l’immobilier, l’éducation ou les loisirs dans la région, détaille le docteur Karila-Cohen. On met en place un vrai suivi. » Le Covid n’a pas aidé mais, depuis le lancement, cinq médecins – et donc cinq communes – ont déjà trouvé leur bonheur.

Peut-être que La Suze, Laval ou Plaisir s’en serviront à l’avenir. Là-bas, les choses bougent. Un peu. Deux médecins vont commencer à exercer dans la ville des Yvelines dans les tout prochains jours. Pareil à La Suze, mais dans le courant de l’année, quand les deux jeunes généralistes qui ont jeté leur dévolu sur la région seront diplômés. Quant à Laval, le gouvernement a promis mercredi une enveloppe de 80 millions d’euros pour la rénovation de l’hôpital – préalable indispensable pour draguer de nouveaux praticiens. De quoi (sur) vivre un tout petit peu mieux, tout en guettant une vraie réforme de la santé en France. Nos interlocuteurs n’attendent rien de moins de l’élection présidentielle à venir. « Il serait temps, après 20 ans d’irresponsabilité politique », s’agace Dominique Dhumeaux. L’urgence ne peut plus être cachée sous le tapis.

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