Les canicules marines, la face « cachée » du changement climatique

28,71 °C… Les eaux de la mer Méditerranée ont atteint lundi dernier leur plus haute température journalière connue, annonçait l’Institut des sciences de la mer (ICM) de Barcelone, en s’appuyant sur les données satellitaires de l’observatoire européen Copernicus. Un nouveau record sur la période 1982-2023, le précédant datant du 23 août 2003 avec 28,25 °C. 

Ce n’est pas le seul endroit où la température des eaux de surface flambe. Depuis plusieurs semaines, les eaux autour de la pointe sud de la Floride enregistrent des températures à plus de 32 °C, qui inquiètent les scientifiques, rapportait l’AFP mardi. Un relevé ponctuel, réalisé à partir d’une bouée au large de Miami, a même dépassé les 38 °C durant quelques heures lundi soir, une température normalement plutôt associée à celle d’un bain.

Pas un phénomène nouveau… mais qui s’intensifie

Un mois plus tôt, c’est tout l’Atlantique nord qui affolait les compteurs. Le 21 juin, la température à la surface de l’eau était de 23,3 °C, soit 1,28 °C de plus que la moyenne historique (1971-2000) à cette période, alertait la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA). Cette agence classait même les zones au nord de l’Irlande et à l’ouest du Royaume-Uni en catégorie 5 – « au-delà de l’extrême » – soit la plus élevée sur l’échelle des canicules marines, précisait le média en ligne Novethic.

On parle de « canicule marine » lorsque la température de surface est plus élevée que 90 % du temps à la même période, pendant plus de cinq jours, définissait Raphaël Seguin, biologiste marin à l’UMR Marbec de l’université de Montpellier, sur Twitter le 20 juin.

« Le phénomène n’est pas nouveau, et est à voir comme une autre illustration du changement climatique. Ces canicules marines ont même doublé en fréquence depuis les années 1980 et continuent en ce moment sur cette pente », glisse Jean-Pierre Gattuso, chercheur du CNRS au Laboratoire d’océanographie de Villefranche. Comme sur terre, les températures de l’air à la surface jouent un rôle clé dans leur déclenchement. Jean-Pierre Gattuso ajoute « l’absence de vents et certaines configurations de courants qui vont défavoriser les mélanges dans la colonne d’eau océanique, entre les couches plus chaudes à la surface et celles plus froides en profondeur ».

La Méditerranée particulièrement exposée ?

Au final, aucune mer n’est à l’abri, mais certaines zones sont plus exposées. C’est le cas de la Méditerranée, point chaud du changement climatique. L’été dernier déjà, sa partie occidentale, des Baléares à la mer Tyrrhénienne, avait été en surchauffe plusieurs semaines, avec des températures dépassant régulièrement les 28° à 29 °C. « Depuis un an, les indicateurs sont régulièrement dans le rouge, témoignant de dépassements, quasiment chaque mois, des valeurs moyennes saisonnières », complète Thierry Perez, directeur de recherche à l’Observatoire des sciences de l’Univers-Institut Pythéas.

Inquiétant ? « A ma connaissance, c’est la première fois que des canicules de cette ampleur surviennent deux étés de suite en Méditerranée », lance en tout cas Jean-Pierre Gattuso. L’océanographe renvoie alors vers le rapport du Giec de 2019 sur les océans, auquel il a contribué. « Nous montrions que la fréquence et l’intensité des canicules marines allaient être multipliées par un facteur de 20 à 50 d’ici à 2100, en fonction de l’évolution de nos émissions de gaz à effet de serre, rappelle-t-il. Mais nous parlions bien d’un horizon “fin de siècle”. Il faudra suivre la situation les étés prochains, mais on a peut-être sous-estimé la vitesse de ce changement en Méditerranée. »

Des épisodes de mortalités…

Une certitude : ces canicules marines répétées affectent d’ores et déjà la biodiversité marine. Thierry Perez fait le parallèle avec les épisodes de blanchissements de coraux observés ces dernières années, notamment au niveau de la Grande Barrière, au large de l’Australie. « Depuis vingt-cinq ans, les scientifiques documentent aussi, en Méditerranée des épisodes de mortalité massifs d’organismes qui vivent fixés sur le fond et constituent les paysages marins essentiels à bon nombre d’autres espèces, explique-t-il. Les taux de mortalité peuvent atteindre 100 % pour certaines populations à certains endroits. » Des plantes, des coraux, des gorgones, des algues, des oursins… « Nous avions compté une cinquantaine d’espèces touchées, confirme Jean-Pierre Gattuso qui, avec des confrères, dans un article publié l’an dernier, a analysé les vagues de mortalité consécutives de canicules marines entre 2016 et 2019. Un drame pour les écosystèmes côtiers. »

Ce n’est pas le seul impact. Ces canicules marines répétées s’inscrivent aussi dans un réchauffement global de la mer Méditerranée, lent et continu. « De l’ordre de +1 °C en moyenne entre 0 et 80 mètres de profondeur en trente ans », assure Thierry Perez. De quoi changer la répartition géographique des espèces, du moins lorsque celles-ci ont la capacité de se déplacer. « On observe des poissons, originaire du sud et de l’est de la Méditerranée, progresser petit à petit vers les eaux plus froides de l’ouest et du nord, raconte le scientifique. Des barracudas, des daurades coryphènes… ».

Une mer qui se tropicalise

Mais ces espèces migrantes viennent parfois de bien plus loin. « Plus de 1.000 espèces exotiques ont passé le canal de Suez ces dernières décennies pour s’installer en Méditerranée où elles s’acclimatent très bien, indique Jean-Pierre Gattuso. Certains scientifiques parlent d’une tropicalisation de cette mer. »

Là encore, c’est souvent au prix d’un bouleversement des écosystèmes. Le poisson-lapin et le poisson-lion l’illustrent bien. « Le premier, déjà arrivé sur nos côtes, est un grand mangeur d’algues et entre en compétition avec des espèces indigènes, décrit Jean-Pierre Gattuso. Le second est un féroce carnivore qui menace également les espèces locales. Pire, sa piqûre venimeuse est très douloureuse et peut causer des réactions allergiques dangereuses, voire fatales. » Pour l’instant, le poisson-lion est surtout présent dans les eaux grecques. Mais lui aussi tend à remonter au nord et à l’ouest à mesure que les eaux s’y réchauffent.

Un facteur d’événements climatiques extrêmes sur terre ?

Dans les Caraïbes, les Antilles et le Golfe du Mexique, on le sait trop bien : des eaux chaudes sont le carburant des tempêtes tropicales, facilitant leur passage en ouragan. De la même façon, ces canicules marines en Méditerranée peuvent favoriser l’émergence d’événements climatiques extrêmes. « Le terme « médicane » qualifie désormais ces tempêtes méditerranéennes ayant les propriétés de cyclones tropicaux », explique Jean-Pierre Gattuso. Et si ces phénomènes restent rares, la crainte, là encore, est que le réchauffement climatique les rende plus fréquents.

L’océanographe cite la tempête Alex, qui a frappé les Alpes-Maritimes en octobre 2020. « Cette tempête est arrivée de l’Atlantique, mais aussi en partie de la Méditerranée, explique-t-il. Les canicules marines en étaient l’un des moteurs principaux. Les eaux chaudes s’évaporent plus facilement et fabriquent beaucoup de nuages extrêmement lourds et chargés en eaux, qui ont fini par éclater dans l’arrière-pays niçois avec les dégâts qu’on connaît. »

De la même façon, « la vague de chaleur marine [de l’été 2022] est probablement à l’origine des orages extrêmement violents et meurtriers qui ont frappé la Corse le 18 août », écrit Raphaël Seguin, biologiste marin, dans un article pour le média en ligne Bon Pote publié le 13 juin.


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