Léonard Sojli et ses « DéQodeurs », figure de proue hexagonale


Léonard Sojli et ses compères, Pépito et Rudy, en plein live-stream — Capture d’écran — Les DéQodeurs

  • 20 Minutes publie une enquête en trois volets sur l’influence des adeptes de la théorie QAnon en France. Véritable éponge conspirationniste, cette théorie promeut l’idée que les Etats-Unis et le monde sont contrôlés par des puissances occultes que seul Donald Trump est à même de contrer.
  • Avec 50 à 70.000 spectateurs pour chacun de ses lives, la chaîne francophone des DéQodeurs est l’une des plus influentes sur Internet.
  • Son leader et créateur, Léonard Sojli, confie à 20 Minutes les motivations de sa démarche « questionniste », entre religiosité et quête de sens.

« La France se trouve aujourd’hui ébranlée dans ses fondements par la coalition de ses ennemis : terroristes,
complotistes,
séparatistes, communautaristes. » Cette phrase, prononcée par Jean Castex lors de son
discours de politique générale, le 15 juillet 2020 à
l’Assemblée nationale, fait enrager Léonard Sojli. « Mais pour qui se prennent-ils ? Ce sont eux, les vrais séparatistes, à traiter de cette manière des citoyens qui ne font que poser les bonnes questions, les questions qui dérangent, celles auxquelles ils ne veulent pas répondre. » Près de huit mois plus tard, les mots du Premier ministre sont régulièrement brandis par Sojli lors de ses interventions en direct, comme si être indirectement qualifié « d’ennemi de la République » par le chef du gouvernement était finalement une preuve du bien-fondé de sa démarche « questionniste ».

A 37 ans, il est l’administrateur des DéQodeurs, l’un des plus influents sites complotistes de la mouvance QAnon en France. Une théorie du complot importée des États-Unis qui prétend que l’ancien président américain Donald Trump combattrait « l’État profond », une cabale pédophile voire sataniste dont feraient partie les élites de notre monde et qui aurait pour but d’établir un nouvel ordre mondial.

Souriant, crâne dégarni et barbe de trois jours, Sojli choisit ses mots avec soins et roule légèrement les « R ». Cet Albanais à l’allure de hippie, qui vit entre la France et la Suisse, se consacre à son site internet du « lundi au dimanche, de 10h à 2h du matin », et vit des 3.000 euros mensuels, « parfois plus », que lui verse sa communauté grâce à la plateforme de dons Tipee. Grâce à l’aide d’une équipe de traducteurs et de Rudy et Pepito, d’anciens spectateurs devenus co-animateurs des lives qu’il diffuse deux fois par semaine, il commente l’actualité et guide ses adeptes – « les soldats digitaux », du nom de son canal Telegram, où environ 12.000 personnes le suivent assidûment – dans cette « guerre d’information » qu’il mène contre « les élites qui nous contrôlent ». C’est depuis son domicile, à Orléans, qu’il se confie à 20 Minutes.

Dix ans de complotisme

Léonard Sojli n’en est pas à son coup d’essai avec la complosphère française. Il crée le site Jaiundoute.com en 2011, sur lequel il traite de sujets variés, et déjà complotistes, comme de l’implication des États-Unis dans l’attentat du 11 septembre 2001. « On parlait déjà d’une sorte d’entité qui est au-dessus de l’État et qui contrôle ceux pour qui l’on vote, fait-il remarquer. On n’appelait pas encore ça l’”Etat profond”, mais on se rendait bien compte que quelque chose d’obscur se tramait en secret ».

En parallèle, il co-fonde « Thinkerview », une chaîne YouTube qui propose des « interviews et perspectives alternatives dans un monde aux informations formatées », selon sa propre description. De nombreuses personnalités plus ou moins controversées s’y succèdent. Du chef de file des insoumis Jean-Luc Mélenchon au journaliste Laurent Obertone, venu défendre sa thèse du grand remplacement. Les interviews fleuves, non coupées, « sous-entendent que nous ne sommes pas gouvernés par ceux que nous pensons », juge Rudy Reischstadt, fondateur de l’Observatoire du conspirationnisme en ligne, Conspiracy Watch, pour qui ce type de chaînes tend à banaliser les discours complotistes. « Grâce à Thinkerview, j’ai pu discuter avec plusieurs gestionnaires de fonds et économistes. Je peux dire que sur ces sujets-là, ma vision est plus complète que beaucoup de Français moyens », se targue Léonard Sojli.

L’aventure Thinkerview se termine en 2015, la plateforme Jaiundoute.com vivra jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. « Là je me suis résigné. Voir ce gars de la banque Rotschild se faire élire, c’était une preuve pour nous que ce n’était pas les gens qui votent. On avait fait nos recherches et on avait vu des choses plus qu’inquiétantes, de la fraude électorale, des doubles carnets de vote, des villes entières où les votes disparaissaient », confie Sojli, sûr de lui malgré les démentis de la presse. Il abandonne ses activités en ligne, se consacre à la production de musique, et travaille un temps pour un moteur de recherche en développement à l’époque.

Révélation christique

C’est en mars 2020 que la flamme renaît, alors que la France se confine pour limiter la propagation du
Covid-19, Léonard découvre la parole de « Q ». L’instigateur de la mouvance QAnon est un anonyme qui prétend être un haut gradé de l’armée américaine et qui invite ses adeptes à faire leur propre recherche pour dénoncer le gigantesque complot et combattre l’entité maléfique que représenterait l’« Etat profond ».

« Je suis devenu boulimique de ses messages, il disait les mêmes choses que nous dans le passé, il parlait d’un pouvoir obscur qui œuvre au-dessus du pouvoir étatique, des banques centrales, des institutions corrompues. J’ai essayé de le contredire, mais je n’y arrivais pas. » Il se souvient alors d’un billet d’humeur de Jacques Attali datant de 2009, alors que le monde faisait face à l’épidémie de grippe H1NI. L’éditorialiste y évoquait les bénéfices de la mise en place d’un « gouvernement mondial » pour faire face à de prochaines épidémies plus violentes. « Là, ça a fait tilt, je me suis dit que le Covid-19, c’est une « plandémie » [une pandémie planifiée]. Le virus existe, mais le gouvernement amplifie sa dangerosité pour nous faire peur. »

Grâce à Q, Léonard découvre la religion. « J’ai eu une révélation, et je suis devenu chrétien. Q, grâce à ses références au christianisme – qui doivent représenter 20 % de ses posts – m’a mis sur le chemin de la Bible », confie-t-il. Jaiundoute.com devient Dissept.com, en référence à la 17e lettre de l’alphabet – le Q, évidemment – et au chiffre 7, qui symbolise la perfection dans le christianisme. C’est depuis cette plateforme que Léonard commence à partager la parole de Q. Les DéQodeurs vont finalement prendre la place de Dissept. « Pour troller Les Décodeurs, le service de fact-checking du Monde », s’amuse-t-il.

« Nous sommes ensemble, Nous sommes le Peuple ». Le générique des DéQodeurs met en scène leur communauté qui prône, en chanson, des valeurs humaines. – Les DéQodeurs

En quelques mois, sa plateforme attire des milliers de visiteurs. Lors de ses lives, diffusés sur diverses plateformes, il revendique entre 50.000 et 70.000 spectateurs réguliers, et jusqu’à 35.000 en même temps, le jour de la cérémonie d’investiture de Joe Biden. « C’est le jour où on est passé pour des cons. » Ce 20 janvier, il annonçait que l’armée américaine effectuerait un coup d’État et sacrerai à nouveau Donald Trump, tout en assassinant éventuellement Joe Biden, créature du « deep State ». « Aujourd’hui on sait que c’était un piège de l’Etat profond, mais les choses sont en marche », explique-t-il sereinement.

Q n’a pas posté depuis le mois de décembre, mais cela ne semble pas l’inquiéter. « Q, c’était l’aspect communicationnel d’une opération militaire. Désormais, on est dans la phase d’action, l’armée américaine agit en secret », assure-t-il, convaincu d’avoir la première puissance militaire du monde de son côté.

Une synthèse complotiste

« Après ça, une partie des spectateurs a perdu confiance. Mais ça n’a pas duré, et les plus convaincus sont restés », analyse Tristan Mendès-France, spécialiste du complotisme, et maître de conférences associé à l’Université de Paris.

« Les DéQodeurs agissent comme un agrégateur de théories complotistes, ils écartent sciemment les plus stupides, comme la Terre plate ou les reptiliens, mais savent qu’il y a une vraie carte à jouer autour de la pandémie de Covid-19, et de la politique française en général. »

Si Q reste la pierre angulaire de leur chaîne, il est vrai que Les DéQodeurs sont un syncrétisme de plusieurs tendances complotistes. Auprès de sa communauté, Léonard Sojli et ses affidés, Rudy et Pépito, font feu de tout bois. Une photo de Bruno Le Maire sans son masque ? « C’est la preuve que le virus ne leur fait pas peur et qu’ils veulent nous contrôler ». La présentatrice Oprah Winfrey évoque un cercle restreint gravitant autour de la famille royale britannique ? C’est la preuve que l’État profond existe bien. D’un éloge de Donald Trump, dont ils jugent que le bilan est excellent, à l’efficacité de la chloroquine contre la Covid-19, il n’y a qu’un pas que le petit groupe franchit sans vergogne. Et n’oublie jamais de tacler les médias de masse, qui sont là pour « former » le peuple au lieu de « l’informer ».

Complosphère francophone

« L’armurerie », l’une des pages du site des DéQodeurs, est le parfait exemple de cette synthèse conspirationniste. Il renvoie vers la plateforme Info-VF, un agrégateur de vidéos où se côtoie l’ensemble de la complosphère francophone, du québécois Alexis Cossette-Trudel, à la webtélé ultraréactionnaire TV Libertés. « Je n’ai pas le temps de toutes les regarder. Mais ces sources alternatives permettront au public de faire leur propre recherche », indique Léonard Sojli.

Tristan Mendès-France pointe leurs contradictions : « Ils se disent apolitiques, mais font l’éloge de la politique ultranationaliste de Trump et de régimes autocratiques comme celui de Vladimir Poutine. Ils se disent humanistes et hermétiques à l’antisémitisme, mais font la promotion de théories, comme celles qui affirment que les Rotschild sont de faux juifs, et qui s’inscrivent dans une culture antisémite claire »

« Je ne suis ni raciste, ni antisémite, ni xénophobe », oppose fermement Léonard Sojli, qui refuse catégoriquement d’entendre que les théories qu’il propage peuvent prendre racine dans l’antisémitisme. Il s’en tire par une formule. « Retiens bien ça : Les complotistes d’hier seront les résistants de demain. Ça a toujours été comme ça dans l’Histoire, et ce sera toujours comme ça. »

Il y a une certaine obsession du nazisme chez Les DéQodeurs, qui ne manquent jamais une occasion d’établir un parallèle de mauvais goût. « Les juifs qui portaient l’étoile jaune, et les citoyens qui refusent de porter le masque, étaient et sont discriminés », comparent-ils avec ses comparses en plein live. « Ils font preuve d’un relativisme à toute épreuve, réagit Tristan Mendès-France, habitué à leurs saillies à son égard. Tant que ça sert leur discours et qu’ils peuvent faire passer la France pour une ignoble dictature sanitaire, ils ne reculent devant aucune comparaison. »

« Paix et amour »

Léonard Sojli se dit constamment attaqué par les médias, qui l’accusent de faire la promotion de théories violentes et dangereuses, en référence aux multiples actes (tentatives de kidnapping, meurtres…) commis par des membres de QAnon aux États-Unis. « Un vrai patriote, quelqu’un qui suit les messages de Q, est un chrétien, alors il ne prône pas la violence et passe par des actions légales », oppose-t-il. L’assaut au Capitole, le 6 janvier dernier, auquel il a été prouvé que des membres de QAnon ont participé ? « C’était un piège, tu as déjà vu une invasion entourée de caméraman et de photographes toi ? »

La Mission d’information, de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) voit pourtant bien un danger dans ces communautés QAnon. À la fin du mois de février, elle a rendu un rapport dans lequel elle fait état d’une quinzaine de signalements relatifs à la mouvance complotiste. Il a été constaté chez ces personnes une forme « d’emprise » et « d’endoctrinement ». Au sein du tchat des DéQodeurs, sur la messagerie cryptée Telegram, il n’est pas rare de voir un membre venir chercher du réconfort, à l’instar de Nino : « J’ai perdu mes amis, et je me suis disputé avec ma famille, tout ça à cause de ces journalistes. » Ou de Brice : « Bonsoir les DéQodeurs, selon une personne de ma famille vous êtes une secte qui m’a lavé le cerveau, et nous sommes tous complotistes. Qu’en pensez-vous ? »

Des membres de la communauté des DéQodeurs en rupture avec leurs proches, et venus trouver du réconfort auprès de leurs pairs — Capture d’écran
Des membres de la communauté des DéQodeurs en rupture avec leurs proches, et venus trouver du réconfort auprès de leurs pairs — Capture d’écran – Les DéQodeurs

Une crypto-religion

Cette influence sur sa communauté, Sojli la prend très au sérieux. « J’essaye de les protéger, je les rassure, répond-il. Des gens veulent se suicider parfois, pas à cause de ce que l’on dit hein, mais à cause de ce qu’ils voient dans les médias et des restrictions sanitaires. Ils viennent chez nous pour chercher du réconfort alors je prends le temps de discuter, je leur dis que Papa [Dieu] est avec nous et qu’on va y arriver. » Pour Pascale Duval, la porte-parole de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de secte, les dérives sectaires au sein de ces groupes ne font aucun doute. Elle voit Les DéQodeurs comme une crypto-religion : « Une communauté se crée autour d’une personnalité profondément religieuse, qui impose, souvent sans l’admettre, sa vision de la société à ses adeptes, pour qui leur discours devient une forme de vérité absolue. »

« Nous ne sommes pas des gourous, notre objectif c’est de rendre notre communauté autonome intellectuellement, répond Léonard Sojli. Quel intérêt pour moi ? Je ne roule pas sur l’or et je me fais attaquer de partout par les médias. » Léonard Sojli et les DéQodeurs sont des archétypes du complotisme, estime toutefois Tristan Mendès-France, selon lequel les voir comme des manipulateurs maléfiques serait une erreur : « Ils sont les premiers convaincus par les théories qu’ils propagent et ont une absolue certitude du bien-fondé de leur démarche, l’intérêt est sans doute seulement narcissique. » Léonard Sojli, lui, continuera à prier pour les siens. À la fois prophète et martyr de sa communauté, il veut incarner le phare au milieu de la tempête. « Je mourrai en quelques secondes dans un monde sans espérance, alors oui, peut-être que mon moteur, c’est de rallumer cet espoir chez les gens. »



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