La tentation du dopage chez les plus jeunes, le nouveau fléau des salles de musculation

Sa teinte grise et sa silhouette grossière, à peine sauvées par l’audace d’un liseré orange vif, ne payent pas de mine. Pourtant, le sac à dos Basic Fit s’est imposé sur toutes les épaules, du débutant au « gymrat » confirmé et qui sait, demain, à la Fashion week. Le succès de l’accessoire tient à trois critères : confort, gratuité et effet de mode. Tout comme son concurrent direct Fitness Park – 31 nouvelles ouvertures de salles en France l’année dernière – la chaîne néerlandaise ne finit plus de s’étendre. A la fin de l’année dernière, Basic Fit recensait 1.250 clubs en Europe dont 696 rien qu’en France. Le constat est celui d’une entrée dans l’âge d’or du fitness : crossfit, yoga, biking… En 2022, 4,7 millions de Français détenaient un abonnement dans une salle de sport (+16 % par rapport à 2021 selon une étude de Deloitte et EuropeActive).

Revenu en France il y a six ans après un exil de 15 années sur les podiums américains, Ivan*, ex-culturiste reconverti coach, peine à cacher son enthousiasme. « Ça commence à ressembler un peu aux Etats-Unis, analyse-t-il, accoudé sur une machine, le marcel étranglé par des muscles que la cinquantaine n’a pas encore entamés. Les salles pullulent, les équipements sont bons. » En aidant à décharger une barre, le personnage aborde avec nostalgie ses records d’antan, « 260 kg au squat », dont il tirera deux ou trois trophées et une hernie discale.

Comme on ne parle jamais musculation sans aborder la nutrition, la discussion se déplace dans l’assiette, jusqu’à se perdre rapidement sur le terrain du dopage. Un sujet qui, remarquera-t-on au fil de cette enquête, n’est plus du tout un tabou en société. En témoigne la décontraction avec laquelle Ivan évoque ses habitudes dans un cabinet médical de Miami, où « la salle d’attente était toujours remplie de bodybuilders ». C’était à la fin des années 90. Le toubib jouait les dealers de stéroïdes pour 300 dollars la consultation. « Sur le dopage, on a aussi beaucoup avancé en France, applaudit-il. La parole s’est libérée. Les dopés ne sont plus des parias. »

Face aux complexes physiques, le « quoi qu’il en coûte »

Certains se sentent même pousser des ailes. En visio depuis son domicile à Bordeaux, le bodybuilder Florian Poirson confirme. Il a lui-même commencé sa première cure de stéroïdes anabolisants à l’âge de 19 ans, à une époque où les produits se transmettaient au mérite. « Il fallait faire ses preuves et être investi pour monter dans l’estime des anciens. Passé ce stade, on t’aidait à franchir le cap [du dopage] ». Aujourd’hui, le mythe est désacralisé et Poirson s’étonneah parfait de l’audace des jeunes chasseurs d’anabolisants. « J’ai déjà eu affaire à un gars à la salle qui débarque devant moi en me montrant la photo d’un produit sur son téléphone sans même me dire bonjour, rien… Il y en a des très culottés. »

Un problème de santé publique pris au sérieux par le ministère des Sports (voir encadré) : les salles de muscu exposent les jeunes pratiquants, admis dès 15 ans sur accord parental, à la tentation du dopage. Dans la majorité des cas, ils n’y succombent pas. Mais la poignée restante y pense très fort quand elle n’a pas déjà franchi le pas. Dans une salle parisienne très fréquentée, deux néo-bacheliers échangent en toute tranquillité autour d’une presse inclinée, machine que l’on peut résumer à un duel acharné entre une paire de cuisses et une masse menaçant de vous plier le bassin.

– « T’as pris pas mal ces derniers temps, moi je passe pas les 220kg, ça fait trois semaines que je bloque. Je stagne sur la plupart des mouvements de force pure ».

– « Tu tournes à quoi à côté des entraînements ? »

– « Whey (protéines en poudre), BCAA (acides aminés), créatine, Omégas 3, la base… La diète ça va. Je me suis rapproché d’un coach pour essayer la testostérone, je le travaille pour voir s’il peut m’en avoir ».

Pour préparer des compétitions voire par simple curiosité, les motivations sont diverses, mais tournent majoritairement autour de l’apparence physique, comme pour ce jeune homme. Ce dernier n’a aucun mal à se livrer le temps d’une longue pause après une dernière série éprouvante : « j’ai commencé la muscu à 16 ans parce que je me trouvais trop maigre par rapport à mes potes. J’avais pas trop confiance en moi, je me sentais comme une merde. Ça a déjà bien changé, mais je veux avoir l’air encore plus massif et très sec. S’il faut se doper pour y arriver, pas de soucis. »

Contacté sur le forum Meso-RX, Marouane*, 21 ans, vient quant à lui de faire le grand saut dans le vide, un an à peine après avoir commencé la muscu « à cause de grosses variations de poids et des moqueries sur mon physique. » Ses performances tapent très vite dans l’œil de bodybuilders professionnels qui réussissent à le persuader de suivre sa première cure d’anabolisants. Malgré la mort soudaine d’un ami, victime d’une consommation abusive de stéroïdes, le jeune adulte, également suivi par un médecin du sport, se laisse convaincre par l’aspect pro de la démarche. Celle-ci, pense-t-il, a fait défaut à son défunt camarade. « Son but était de devenir toujours plus gros, et personne n’a su le guider. Moi, je n’ai pas peur des effets secondaires parce que je suis bien entouré. Et puis comme on dit, “whatever it takes” (quoi qu’il en coûte). » Déroutant.

« Insister sur les risques cardiaques est une nécessité »

Depuis Marbella, où il a trouvé la paix loin du tumulte parisien, le Youtubeur The Rob, lui-même à mi-chemin entre prévention et consommation de stéroïdes, voit dans ces parcours précoces une illustration du mal-être des jeunes. « J’ai eu des tonnes de messages, du style un garçon de 14-15 ans qui a des problèmes de poids et va sur les forums de Jeux video, où on lui conseillera de tester le clenbuterol (brûleur de graisses), témoigne ce taulier du fit-game français connu pour ses interviews franc du collier sur la thématique du dopage. Après quoi le mec va venir me demander où il peut s’en procurer, comment en prendre, le tout en me faisant une tirade sur son mal-être. Et c’est hyper récurrent. »

Derrière ce penchant croissant pour la potion magique, se cachent des standards de beauté véhiculés par les influenceurs et candidats de télé-réalité aux corps constamment secs et musclés, une forme intenable au-delà de quelques semaines en restant clean. Certains d’entre eux, comme l’Allemand Jo Lindner, décédé cet été d’une rupture d’anévrisme à l’âge de 30 ans, vont même jusqu’à partager leurs cures avec leur jeune public. Conséquence, à force de voir du dopage partout, les gens ne croient plus à un bodybuilding naturel et finissent par se doper.

Felipe Medeiros, coach en région parisienne, tente d’inverser la tendance en s’évertuant à afficher un physique hors norme et « natty » (naturel). « J’essaye de prouver aux jeunes qu’on peut atteindre un bon niveau naturellement. Je leur parle aussi des risques pour la santé : les boutons dans le dos, les problèmes d’érection, les risques cardiaques liés à l’hypertrophie du cœur. » Au rayon des effets secondaires, on citera aussi les risques d’AVC et de cancers du foie. En 2021, une étude publiée dans la revue en ligne Biological Psychiatry : Cognitive Neuroscience and Neuroimaging mettait en lumière le rôle des stéroïdes androgènes anabolisants dans l’accélération du vieillissement cérébral.

Pour le général de brigade Sylvain Noyau, commandant de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp), organe en pointe dans la lutte contre le dopage depuis 2009, le danger que représentent les substances dopantes est le nerf de la guerre.

Il est nécessaire d’insister sur les risques cardiaques. Il y a un travail de prévention à faire dans les salles de sport sur la considération que l’on a des stéroïdes anabolisants, qui ne sont pas aussi mal vus que la drogue. »

Le peu de données disponibles, notamment sur le nombre de décès liés aux stéroïdes en France est une autre explication à la méconnaissance du plus grand nombre sur le sujet. « Lors des décès de jeunes adultes, la prise d’anabolisants n’est pas toujours identifiée, parce qu’on ne pense pas à cela en premier, ajoute le gendarme. Mais ces cas existent. »

Injections en cachette dans sa chambre

Le caractère addictif de la testostérone et ses dérivés chimiques est quant à lui incertain. Matteo* se pique en cachette dans sa chambre depuis ses 18 ans et reconnaît s’être senti « un peu toxico » à l’heure des premières injections en intramusculaire – « j’en ai presque vomi de dégoût au début », dit-il – mais il ne ressent aucun manque lors de ses périodes « off ». A chaque nouvelle cure annuelle, en revanche, c’est l’euphorie. « Le gain d’énergie est incroyable. Que je dorme quelques heures ou tape une longue nuit après avoir bossé dur, la forme mentale et physique explose. J’ai gagné 20 kg au développé couché en un claquement de doigts. »

En fin de cure, la courbe psychologique s’inverse et peut donner lieu à des phases dépressives. « Imaginez que vous êtes Superman pendant 3-4 mois, avant de retomber brutalement, illustre Felipe Medeiros. Dans votre tête, vous devenez un moins que rien. Il y a parfois une forme d’addiction à cette apparence irréelle et il est possible de ne pas supporter de retrouver un physique plus humain. » Beaucoup l’ignorent, mais des antennes médicales de lutte contre le dopage existent dans chaque région, en plus du numéro vert « écoute dopage », pour venir en aide aux sportifs. Au CHU de Bordeaux, l’hôpital reçoit des dopés dans son centre de consultation d’addictologie et de psychopathologie dans le sport. Ce service de désintox pour adeptes des produits crée sous l’impulsion du Dr Serge Simon, ancien numéro deux de la FFR, excelle dans la prise en charge des difficultés psychologiques liées à la pratique sportive depuis 23 ans.

Encore faut-il vouloir être aidé. Lancé à 200 à l’heure dans son insatiable quête de muscles, David*, motivé par une histoire familiale marquée par l’affirmation de soi grâce à la force physique, n’envisage pas un retour en arrière. « J’ai fait trop d’efforts pour me contenter de ce que j’avais avant. Je n’arrêterai pas les stéroïdes, même s’il faut en payer les conséquences. » La première étant l’arrêt de la production naturelle de testostérone, porte ouverte à des désagréments comme la stérilité et la gynécomastie (développement des seins).

En résumé : vous commencez à prendre de la testostérone artificielle à forte dose > votre production naturelle cesse > La cure de stéroïdes prend fin > Il faut prendre des hormones de rétro-contrôle pour limiter les pertes musculaires et la conversion de stéroïdes en œstrogène (processus connu sous le nom de relance)

Pratique de la musculation dans une salle de sport (illustration). – Olivier Juszczak / 20 Minutes

Ceux qui maîtrisent les protocoles retomberont sur leurs pattes jusqu’à un retour progressif de la production de testostérone naturelle. Damien Ressiot, directeur du développement stratégique de l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD), préfère penser aux plus vulnérables. « Des mineurs qui parfois tombent dans ces milieux, testent les protocoles de manière empirique et se rendent compte des effets que cela peut avoir sur leurs organismes. Ça, c’est terrible. »

Les exemples ne manquent pas. Sur le forum All-Steroids, un coach évoque cet élève miraculé, en cure 12 mois sur 12 pendant un peu plus d’un an, le foie en miettes pour avoir appliqué les conseils d’un vendeur plus soucieux de liquider son stock de médicaments que préoccupé par la santé de son client. Yohan* un autre internaute, partage une expérience similaire. « Le mec qui m’a vendu mes premiers produits les prenait à un certain dosage, donc il s’est basé sur son expérience pour me donner une posologie. J’ai fait ma première cure à l’aveugle en lui faisant confiance. Je n’aurais pas dû. »

Les chimistes préparateurs, Breaking very bad

Ces adeptes de la pharmacologie underground se cachent derrière le nom un peu fourre-tout de préparateur, autrefois réservé aux entraîneurs destinés à préparer les meilleurs athlètes pour les compétitions majeures de culturisme, induisant une certaine maîtrise du dopage. Le Youtubeur The Rob : « Aujourd’hui, les préparateurs sont des pratiquants qui ont fait des compétitions et transmettent un savoir pas toujours légitime. Certains ont suivi des formations étrangères de physiothérapie, de micro-nutrition sur Internet. »

Des montagnes de fichiers PDF à lire pour valider un pseudo-diplôme, insuffisant pour obtenir l’autorisation d’exercer la pharmacologie sur le territoire français. « Leurs modèles sont des protocoles établis il y a on ne sait combien d’années, poursuit le Youtubeur, mais validés par aucun médecin au début de la chaîne ». Le préparateur sait où se procurer des produits quand il ne les fabrique pas lui-même dans des labos clandestins à la breaking bad, entre la chambre du petit et la buanderie.

142 823 unités de produits dopants saisies en 2022

Depuis le premier coup de filet, en 2010, de l’Oclaesp, les démantèlements de ces cuisines clandestines se sont multipliés, même si la mode est à la commande de produits finis à l’étranger. « Pourquoi prendre le risque de confectionner ses produits soi-même quand on peut en acheter un de bonne qualité déjà tout fait ?, interroge Sylvain Noyau. Les produits proviennent majoritairement d’Asie. Ceux qui viennent d’Europe de l’Est ne sont que remballés là-bas. Il s’agit d’une zone de rebond, de colisage. » Dès lors, il s’agit de l’affaire de la douane.

Selon un document de la Direction générale des douanes que nous avons pu consulter, près de 142.823 unités de produits dopants ont été saisies en 2022. La dernière grosse prise date du 3 janvier 2023. Lors du contrôle d’un conteneur de groupage en provenance des Émirats arabes unis, un chargement a été découvert au port de Marseille Fos contenant 316.160 doses de stéroïdes anabolisants (450 kg). Une belle prise. Mais combien ont fini dans les salles de sport ?

source site