La chanteuse irlandaise Sinéad O’Connor est morte à 56 ans – Libération

L’Irlandaise au mysticisme rebelle et à la voix puissante était connue mondialement pour sa reprise de «Nothing Compares 2 U».

Au printemps 1990, il y avait ceux qui étaient amoureux d’elle et ceux qui la trouvaient effrayante, celles qui voulaient lui ressembler et celles à qui elle donnait envie de crever. Sinéad O’Connor ne laissait personne indifférent, tout le monde et sa sœur avaient un avis sur la chanteuse irlandaise, alors au sommet des charts à peu près partout dans le monde avec Nothing Compares 2 U, une chanson écrite par Prince pour son projet The Family en 1985, qu’elle interprétait comme lui n’y est jamais parvenu – comme si c’était la dernière chanson sur le dernier disque avant la fin du monde, le générique de fin de tout, un rideau s’abattant sur une tombe immergée. Encore aujourd’hui, beaucoup ne la connaissent que pour cette chanson. Comme si elle avait embrasé tout l’air autour d’elle, ne laissant plus de place pour rien d’autre.

Née le 8 décembre 1966 à Dublin, Sinéad O’Connor avait pour père John Oliver O’Connor, grand activiste de la cause du divorce – pas une sinécure dans l’Irlande protestante. Désireux de vivre pleinement sa passion, il fait exploser la cellule familiale (cinq enfants, dont le futur romancier John Victor O’Connor). La jeune Sinéad restera avec sa mère alcoolique et défoncée au Valium, qui la bat et lui fait subir des sévices sexuels. Son père la récupère in extremis, en miettes et parée pour les dérives juvéniles et la petite délinquance. A 15 ans, elle est confiée à un couvent de la Madeleine, institution destinée à la rééducation des «femmes perdues». Elle y passera un an et demi, dont elle se souviendra comme le moment de sa vie le plus profondément marqué par «la terreur et de souffrance».

C’est aussi là-bas qu’elle commencera sa carrière musicale : Paul Byrne, batteur d’In Tua Nua et frère d’une des employées du couvent, l’entend chanter un titre de Barbra Streisand et l’invite à enregistrer avec son groupe. Ne pouvant les suivre à cause de son âge, elle poste des annonces pour créer son propre projet et monte les éphémères Ton Ton Macoute, qui lui vaudront d’être repérée et signée, seule, par Ensign Records, au milieu des années 80. Le succès sera presque immédiat avec un titre coécrit avec The Edge de U2 pour la BO du film Captive, basé sur la vie de Patty Hearst, et un premier album, The Lion & The Cobra, qui l’impose presque sans effort, tout y relevant de l’évidence : chansons aveuglantes (Troy, Mandinka), look en rupture (crâne rasé, Doc Martens, regard désarmant et fringues ramassées au jugé, au pied du lit, Siouxsie Sioux débroussaillée à la tondeuse et déguisée en Bruce Springsteen) et discours sans filtre. Ddans une interview fleuve donnée au NME en 1988, elle soutient l’IRA et dézingue l’Angleterre, Whitney Houston, U2 et Michael Jackson.

Elle fâche Frank Sinatra et Joe Pesci

Suivra I do not want what i haven’t got, blockbuster de l’année 1990 sur lequel figure Nothing Compares 2U, produit par O’Connor elle-même, avec un des noms les plus chauds de l’époque, Nellee Hooper, futur collaborateur de Björk, alors connu pour son travail avec Soul II Soul. Le disque qui la fera basculer dans l’outre-monde, celui des méga-stars, de la surexposition et des descentes dont on ne revient jamais. Elle est bientôt de tous les gros projets, de toutes les tournées barnum, de toutes les grandes polémiques, aussi.

En refusant, en pleine guerre du Golfe, que l’hymne américain soit diffusé avant ses concerts, elle s’attire la colère de Frank Sinatra, qui menace d’aller «lui botter le cul». Surtout, en 1992 lors de son passage dans l’émission Saturday Night Live, elle déchire en direct avant sa prestation une photo du pape Jean Paul II, pour protester contre les agressions sexuelles sur mineurs perpétrées par des membres de l’église catholique. Descendue en flammes, copieusement insultée (Joe Pesci, invité la semaine suivante à l’émission, proposera à son tour «de lui en coller une»), elle est sifflée sur scène deux semaines plus tard au concert donné pour les 30 ans de carrière de Bob Dylan, au Madison Square Garden à New York. Soutenue par ses pairs (Madonna et Kris Kristofferson, notamment), elle continuera à enregistrer et régulièrement sortir des disques mais sa carrière ne s’en remettra jamais. Sa santé mentale non plus.

Sinéad O’Connor se réfugie en Europe, entreprend une longue thérapie. Et cimente son personnage de pasionaria piétinée qui guérit publiquement des ses blessures incessantes. A une époque où tout le monde cherche à se préserver, elle expose tout, sans limites. En 1993, elle se paie de pleines pages de publicité dans la presse pour expliquer ses traumas («La cause de mes sévices découle de l’histoire de mon peuple, dont l’identité et la culture ont été spoliées par les Anglais avec le soutien du Vatican.»)

Marie à l’écran

Se décrivant à la fin des années 90 comme «la représentante de tous les enfants abusés», elle s’empare de toutes les causes (enfants kurdes, Rwanda, Israël), jusqu’à la parodie. Elle voue un véritable culte à la Vierge Marie («Je me suis toujours sentie proche d’elle, c’est l’image de la mère que je n’ai pas eue»), qu’elle interprète à l’écran en 1997 dans Butcher Boy de Neil Jordan. Mais continue de sombrer inexorablement, chaque retour à la surface (Universal Mother en 1994, How about I Be Me ? en 2012) étant suivi d’un drame cataclysmique (mariage chaotique, dépression, tentative de suicide, perte de la garde de ses enfants).

En juin 2021, elle annonce son retrait de la scène musicale. Avant de se rétracter trois jours plus tard. Pour définitivement abandonner après le suicide d’un de ses fils, Shane, âgé de 17 ans. La vie de Sinéad O’Connor ne semblait plus être qu’une suite ininterrompue de rebondissements funestes, une ahurissante spirale vers les abîmes. Au printemps 2021, plus personne ne savait plus quoi dire ni penser d’elle. Dans un entretien avec le New York Times donné à cette période, où elle apparaissait voilée (elle s’était convertie à l’Islam en 2018), une cigarette roulée entre les doigts, elle disait avoir meublé son appartement «avec des chaises inconfortables, pour ne pas que les gens restent trop longtemps». Plus aucun invité inopportun ne viendra tenter de percer son épais mystère. Sinead O’Connor est morte le 26 juillet. Elle avait 56 ans.

source site