« Je ne veux pas que ma fille grandisse en se disant qu’elle n’a pas le droit d’être qui elle veut »

Slimane a pris conscience que chaque heure est précieuse. En décembre, il annonçait faire une pause de quelques mois. « J’en avais besoin, ça m’a servi, et pour rien au monde je n’aurai voulu être absent pour les premiers mois de ma fille », confie l’auteur, compositeur et interprète à 20 Minutes. Devenir papa, d’une petite Esmeralda, l’a changé. « Ça m’a poussé à réfléchir à la manière dont je vis mon métier et à faire les choses différemment. Depuis bientôt sept ans, j’ai enchaîné album, tournée, album, tournée… Là, je suis très content de sortir un nouvel album, mais je ne vais pas me lancer dans une tournée trop vite. J’ai envie de m’occuper de ma fille, de me ressourcer et de prendre le temps d’apprécier ce qui m’arrive », prévient-il.

Son nouvel opus, sorti vendredi, s’intitule Chroniques d’un cupidon. Sur la pochette, l’artiste de bientôt 33 ans apparaît en « ange déchu », criblé de flèches. « Avec Fifou, le photographe, on voulait que cela me représente, donc il y a le romantisme, avec les fleurs pailletées, mais aussi le côté écorché avec ces ailes blessées. » Une image tout en contraste et paradoxe, comme les apprécie Slimane. VersuS, son projet avec Vitaa, arrive à son point final avec le succès que l’on sait. Le nouveau chapitre s’annonce plus intimiste et personnel.

Vous entamez ce mardi, à Orléans, la dernière série de concerts de la tournée « VersuS ». Vous vous attendiez à ce que votre collaboration en duo avec Vitaa prenne une telle ampleur ?

On a été pris dans une tornade musicale et médiatique. On ne s’y attendait pas, c’est une trop belle histoire et on est content que ça ait duré aussi longtemps. Ce projet fait partie de nous, de notre histoire personnelle, artistique. C’est rare, les gens qui arrivent à faire ce genre de parenthèse dans leur carrière avant de revenir en solo. C’est aussi un pari.

Dans « Enfant de la Lune », qui ouvre votre nouvel album, vous chantez : « Ça y est, j’ai des tubes, mais j’repars à zéro. Prête-moi ta plume pour écrire en solo. » Vous aviez peur de ne pas retrouver l’inspiration ?

Au contraire, je n’avais qu’une envie : me retrouver seul face à ma feuille – ou plutôt face à mon téléphone puisque c’est là-dessus que j’écris tout – et de pouvoir raconter à nouveau mes histoires tout seul. Mais il y avait de vraies questions : maintenant que ça a fonctionné à deux, les gens seront-ils au rendez-vous ? Est-ce que ce n’est pas trop tôt après l’ampleur médiatique qu’avait pris le projet ? Est-ce que j’allais savoir me retrouver tout en gardant ce que j’ai appris avec VersuS ? Il y avait plein de doutes.

Vous vous êtes lancé dans le projet « VersuS » alors que vous n’étiez pas dans un creux de votre carrière. Vous pensez vraiment que le public puisse ne pas avoir envie de vous retrouver en solo ?

Ce sont des peurs bêtes, mais je me demandais si, en écoutant mes nouvelles chansons, les gens n’allaient pas attendre la voix de Vitaa. Ou s’ennuyer maintenant que je chante tout seul. Quand on est artiste et qu’on a un succès avec une formule, on se demande si on fait bien de changer de formule.

Dans « Mise à jour », vous chantez : « Tout mon album parle de toi ». On devine une séparation douloureuse. Ce morceau est la clé pour comprendre l’album ?

Toutes les chansons d’amour « amoureux » parlent de la même personne. J’utilise la musique comme un rempart contre ce que je vis, pour transformer ce qui me fait du mal en quelque chose qui me fait du bien. En les faisant, je me donne le droit de passer à autre chose.

« J’ai peur d’aller mieux et de ne plus rien faire », dites-vous dans « Peurs », la dernière chanson de l’album. Vous faites partie de ces artistes pour qui la souffrance est un moteur de création ?

C’est ce qui est paradoxal dans mon art : on devient presque amoureux de la souffrance parce qu’elle permet de créer. Je me demande ce que je raconterai le jour où je serai totalement heureux. Je ne pense pas que cela arrivera. Ce n’est pas dans mon ADN à moi. Je raconte ce qui me fait mal et me fait poser des questions.

Il y a un côté très torturé dans « Chroniques d’un cupidon »…

Dans mes chansons, oui, il y a ce côté torturé mais je mets aussi toujours un peu d’espoir. Si je dis des choses vraiment sombres, je vais faire en sorte que, dans la mélodie, un accord majeur vienne se placer d’un seul coup. Je veux entretenir le paradoxe. C’était important pour moi de raconter mes moments de doute, de questionnements, où j’étais au plus bas. Je n’aime pas donner l’image que tout est parfait, facile. Ce n’est pas ma vie. J’essaie d’être sincère dans ce que je raconte. Si dans cette période j’ai vécu une expérience amoureuse déchirante, je vais la raconter.

Dans « Enfant de la Lune », vous chantez : « Trop de gens pensent me connaître alors que moi-même je sais pas. » Puis dans « Peurs » : « J’ai peur que l’on m’aime pour ce que je ne suis pas. » C’est ce que vous ressentez ? Vous pensez que le public projette des choses sur vous qui ne correspondent pas à la réalité ?

On est dans un monde d’images. Nous, les artistes, voulons projeter quelque chose. Je pense être quelqu’un de très changeant, j’évolue assez facilement, alors, le temps que je projette une image, au fond de moi, je suis déjà quelqu’un d’autre. Il se peut que le public fantasme ce que je ne suis pas forcément. Mais cela ne m’appartient pas. Je dois laisser le droit aux gens de se faire l’image qu’ils ont envie de se faire de moi. C’est la même chose avec une chanson : je l’écris, elle correspond à un moment donné de ma vie et, quand elle sort, elle ne m’appartient plus. Si quelqu’un veut penser à sa grand-mère ou son chien, elle a le droit. Et tant mieux, c’est ce que je veux.

Dans « Chroniques d’un cupidon », les textes sont pourtant très explicites, vous vous y confiez beaucoup. Il n’y a pas beaucoup besoin de lire entre les lignes…

Ça m’arrangeait bien, fut un temps, de me dire que les gens ne « comprenaient » pas mes chansons ou n’allaient pas très loin dans l’analyse du texte. Bon là, on entre dans la psycho : c’est comme si, au fond, je ne voulais pas accepter que les gens m’aiment, alors je me disais qu’ils ne me connaissaient pas vraiment. Or, ils en savent beaucoup plus que ce que je pense. Et ça leur va. J’apprends à accepter que tout ça leur va. Mais ça prend du temps.

Vous êtes devenu papa, au printemps, d’une petite Esmeralda. Qu’est-ce que la paternité a changé pour vous ?

Elle a tout changé : l’homme que je suis, l’artiste que je suis, ce que je veux laisser… Elle a changé ma vision de l’amour. C’est grâce à elle que l’album existe : je me suis rendu compte que l’amour n’était pas que l’amour « amoureux », qu’il y avait plein d’autres formes d’amour qui pouvaient totalement me nourrir alors que je les avais laissées de côté. L’amour que j’éprouve pour ma mère, mes sœurs, ma fille, mes amis, méritait de retrouver ses lettres d’or dans ma vie.

Votre fille est née prématurée, de deux mois, et a eu des problèmes de santé. Cela vous a provoqué de nouvelles peurs ?

Cela en a guéri certaines, toutes les peurs un peu inutiles, que je pouvais ressentir. Quand tu vois ton bébé d’1,6 kg se battre pendant deux mois pour prendre du poids et essayer de respirer, ça te calme. De base, je peux me torturer pour pas grand-chose. Là, ça m’a permis de prendre du recul.

Vous parlez de votre fille dans « De milliers de je t’aime ». Dans les paroles, le « On se bat dans un monde qui nous dit d’arrêter » fait-il référence aux personnes qui cherchent à en savoir plus sur votre vie privée ?

Il y a de ça. Mais j’évoque aussi la liberté. La liberté d’être là, d’exister, de vouloir exister. S’il y a un cadeau que je veux offrir à ma fille, c’est la liberté : qu’elle soit elle-même. On vit dans un monde où, quand on est libre, quelle que soit la manière dont on a envie de l’être, c’est compliqué. On fait tout de suite face à des murs d’incompréhension, au refus d’apprendre à connaître les autres, d’accepter les autres. Je me suis retrouvé face à ça pendant des années pour plein de raisons différentes : parce que j’ai été obèse, parce que j’ai été un rebeu qui chantait et ne faisait pas du rap… Je ne veux pas que ma fille grandisse en se disant qu’elle n’a pas le droit d’être qui elle veut.

« Dans le noir » raconte l’histoire d’une personne qui perd progressivement la vue. Pourquoi cette chanson ?

C’est un hommage à ma maman, qui est atteinte de diabète depuis des années et qui est en train de perdre la vue. On vit ça depuis deux ou trois ans avec elle, cela nous touche tous mais c’est aussi quelque chose que l’on prend avec un certain recul, c’est pour ça que je me suis permis de faire cette chanson. A travers ce texte, je lui dis que je ne vivrai peut-être jamais ça mais que j’essaye de la comprendre, de me mettre à sa place et que je serai toujours là si elle en a besoin. Elle gère ça de manière fascinante. Je savais qu’elle était forte mais, là, je la découvre encore plus forte alors qu’elle se prépare à vivre dans un nouveau monde.

On peut comprendre « Les amants de la colline », que vous chantez avec La Zarra, au premier degré, mais la métaphore de l’addiction à la drogue semble évidente…

Il n’y a que de la métaphore. C’est parti d’un reportage que j’ai vu sur Brut au sujet d’une jeune femme qui se prostituait pour pouvoir consommer du crack. Cela m’a bouleversé. D’ailleurs, plus tard, il y a eu une autre vidéo qui faisait savoir qu’elle s’en est sortie. Je parlais au téléphone avec La Zarra et, au même moment, je suis passé à côté de cette fameuse colline. Je lui ai parlé de ce reportage et, comme tous les deux on peut être un peu border, je lui ai dit que je trouverais trop beau de parler de deux amants qui se détruisent tout en vivant la plus passionnelle histoire de leur vie.

« Les Fleurs du bois de Boulogne » est consacré aux travailleuses du sexe qui exercent ce métier sans l’avoir choisi. C’est un autre sujet qui vous tenait à cœur ?

Certaines, parfois, le choisissent, c’est important de le dire. Je voulais les mettre en lumière. Il y a des filles qui meurent et on n’en parle pas ou peu. Pourquoi ces filles-là n’ont-elles pas le droit à un minimum de dignité dans leur manière d’exercer leur travail ? Il y a plein de pays où ça se passe autrement. Ça se passait autrement en France avant. Aujourd’hui, elles sont obligées de faire ça dans des conditions dramatiques et, tout ça, dans un déni quasi-général. Je ne sais pas si les chansons peuvent changer le monde, mais je voulais en parler à ma petite échelle, avec mes yeux à moi, en y mettant de la poésie. C’est la chanson de toute ma carrière avec laquelle j’ai le plus lutté, j’ai mis énormément de temps à l’écrire. Je l’ai retravaillée des dizaines de fois.

Vous avez envie de parler davantage de sujets de société dans vos chansons à l’avenir ?

Oui. Après, je suis comme tout le monde, j’ai besoin de grandir, d’avancer dans ma vie, d’apprendre. J’essaie de me remettre en question, de réfléchir… Là, c’est mon quatrième album. On m’a connu à 26 ans, tout est tombé sur moi d’un seul coup. Je me suis protégé mais maintenant je commence à me sentir plus fort, à voir la vie autrement, en étant papa d’une fille, de nouveaux combats viennent dans mon cœur… J’espère parler de plus en plus de choses non pas qui dérangent mais dont les autres ont du mal à parler.

Sur une note plus légère, plusieurs de vos textes font référence à « Titanic ». C’est un de vos films de chevet ?

(Il sourit). Il fait partie des films qui m’ont éduqué dans mes relations amoureuses. Cet amour fou, contre toutes les barrières se dressant sur son chemin… Avec le recul – attention, je ne le rejette pas complètement, au contraire, je suis très fleur bleue et je le regarde encore aujourd’hui – je remets en question cette espèce d’idéologie amoureuse. En fait, Rose a laissé mourir Jack. C’est ça que l’on nous donne comme vision de l’amour ? Deux êtres qui s’aiment le temps d’un voyage et, à la fin, elle le laisse mourir ? Cette question m’a hanté récemment.

Y a-t-il un film ou une série plus récente qui soit plus en phase avec votre conception de l’amour ?

Franchement non. Tout est tellement en train de changer rapidement. Il y a de plus en plus de séries qui parlent de sujets importants, c’est cool, mais je trouve que, le temps qu’une série sorte, le monde – ou en tout cas mon monde – change tellement vite que j’ai du mal à me retrouver dedans. On a la chance aujourd’hui d’avoir de plus en plus de modèles différents, dans les films, les séries ou dans les shows – je sais que vous aimez bien Drag Race, je suis fan aussi – et ça, ce sont des choses qui font du bien. Mais malgré tout ça, je ne me sens pas encore très représenté non plus. J’ai aussi fait la paix avec ça, je me suis dit que je ne faisais peut-être pas tout bien, peut-être que parfois je n’étais pas assez, que parfois j’étais trop mais, en tout cas, j’ai le mérite d’exister.

De quoi parlerait une série ou un film qui vous représenterait ?

Ça parlerait de paradoxes, ça c’est sûr. D’une jeunesse folle, libre et sulfureuse (rires). Il y aurait beaucoup d’amour, dans tous les sens du terme. Et beaucoup de différences. Je crois qu’aujourd’hui la différence est devenue presque, entre guillemets, un cadeau.

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