Ici, on a peur de dire notre soutien à la Palestine

Sarah*, Saïd* et Yasser* sont gazaouis. Ils vivent à Paris et suivent l’évolution de la situation dans la bande de Gaza à distance, alors que leur famille se trouve sur place. Les bombardements à répétition depuis plus d’une semaine sur le territoire palestinien les a plongés dans l’angoisse. En France, ils regrettent de ne pas avoir le droit de manifester pour demander un cessez-le-feu immédiat et la fin des hostilités entre les deux camps. Ils ont accepté de se confier à France 24.

 

Leur inquiétude pour leur famille à Gaza ne date pas d’hier. La succession d’opérations militaires israéliennes de grande envergure dans l’enclave et le blocus de la bande de Gaza depuis 2007 rendaient déjà le quotidien de leurs proches très compliqué. Mais la vie des Gazaouis de France a basculé dans l’angoisse le 7 octobre, après l’attaque du Hamas d’une ampleur inédite qui a fait plus de 1 400 morts en Israël, pour la plupart des civils.

Dans la bande de Gaza, l’opération “Glaive de fer” lancée en riposte par l’État hébreux le 11 octobre a fait au moins 3 478 morts, a indiqué mercredi 18 octobre le ministère de la Santé du mouvement islamiste palestinien. Les raids ont également fait 12 065 blessés, a indiqué cette source.

Quelque 199 personnes – dont des Israéliens mais aussi des étrangers de passage en Israël et des binationaux – sont par ailleurs toujours prises en otage par le Hamas, selon l’armée israélienne.

En France, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé jeudi 12 octobre l’interdiction des manifestations propalestiniennes, estimant qu’elles “sont susceptibles de générer des troubles à l’ordre public”. Environ 3 000 personnes se sont tout de même réunies le jour même place de la République, à Paris, pour défendre le droit des Palestiniens – et notamment des Gazaouis – à des conditions de vie dignes.

Parmi elles, Saïd* et Sarah* ont dû vite rebrousser chemin car les forces de l’ordre présentes place de la République ont rapidement dispersé les manifestants à l’aide de jets d’eau et de gaz lacrymogène. Dix personnes ont été interpellées, d’après les chiffres de la Préfecture de police de Paris.

  • Sarah : “L’amalgame entre Hamas et Palestiniens dans l’opinion publique me fait terriblement mal au cœur”

“Ça fait dix jours que je ne vis plus et que je suis en alerte permanente. Je suis scotchée aux informations car je n’arrive pas à avoir de nouvelles de ma famille à Gaza tous les jours, Internet étant coupé. Je vais sur les pages des médias arabes qui recensent les listes ‘des morts’ pour voir si mon nom de famille ne ressort pas.

Samedi, je l’ai aperçu… Mon père a perdu son oncle. Lui et toute sa famille sont morts dans un bombardement alors qu’ils essayaient de fuir vers le sud.

Une partie de ma famille a fui vers Rafah, parce qu’ils sont 70 dans l’immeuble familial qui se trouve dans le quartier de Ghasqoula, dans la ville de Gaza. Mais tout le monde ne peut pas partir. Pour ma grand-mère qui est invalide, il est impossible de marcher à travers les ruines. J’ai le sentiment qu’ils ne sont en sécurité nulle part à Gaza, surtout avec le manque d’eau.

Chez Sarah, la télévision est allumée sans discontinuer pour suivre les informations sur la guerre Israël-Hamas, le 17 octobre 2023. © Sabra Mansar, France 24

Là-bas [à Ghasqoula], quand il y a un bombardement dans le quartier voisin, ma famille me dit qu’ils entendent crier. Mes cousins vont aider à retirer les corps des décombres. Et il y a quelques jours, des voisins que je connaissais depuis toute petite sont morts en voulant secourir d’autres personnes car une deuxième frappe a suivi la première.

Moi, je suis française et je suis née en France. Je suis juriste et j’ai travaillé pour des institutions françaises. Mes parents vivent en France et sont Français eux aussi. Mon père vit ici depuis ses 17 ans. Il est venu avec une bourse d’études. Ma mère l’a rejoint. La dernière fois que je suis allée à Gaza, c’était en 2006. J’avais 10 ans et demi. Nous avons été rapatriés dans l’urgence après deux semaines, par convoi consulaire de la France via Jérusalem et la Jordanie. Le Hamas venait de prendre le pouvoir dans la bande de Gaza et Israël bombardait l’enclave. Je n’y suis jamais retournée.

Sarah est en contact avec son oncle qui lui dit qu'il est arrivé vivant jusqu'à Rafah, au sud de la bande de Gaza.
Sarah est en contact avec son oncle qui lui dit qu’il est arrivé vivant jusqu’à Rafah, au sud de la bande de Gaza. © France 24 / Sabra Mansar

Il y a des maisons de personnes que je connais – qui ne sont pas du Hamas – qui ont été bombardées. Je me souviens de mes oncles et de mes voisins en 2006 : personne ne voulait du Hamas. On les a plus subis qu’autre chose. L’amalgame entre Hamas et Palestiniens dans l’opinion publique me fait terriblement mal au cœur.

Depuis le 7 octobre, j’ai l’impression que tout est suspendu autour de moi. Les images sont terribles d’un côté comme de l’autre. Je suis enceinte, et voir que ça touche des enfants est encore plus difficile à vivre.

Je suis encore plus peinée car on a du mal à exprimer notre soutien à la cause palestinienne en raison des amalgames faits avec le Hamas.

Les manifestations propalestiniennes ont été interdites en France. Or, moi, je réfute tout propos antisémite. Je ne laisserais personne tenir ce genre de slogan, je ne supporte pas qu’on s’en prenne aux juifs. J’ai fait très attention à cela lors des deux manifestations parisiennes de la semaine dernière. Fort heureusement, je n’ai entendu aucun slogan antisémite. Mais la police a quand même chargé les manifestants. J’ai trouvé cela très gênant.

Dans ce contexte, en France, on a peur de dire notre soutien à la Palestine. Mon mari, qui est étranger, a préféré pour sa part ne pas m’accompagner à la manifestation parce qu’il craignait de se voir délivrer une obligation de quitter le territoire français (OQTF) après les propos de Gérald Darmanin. [Dans son télégramme aux préfets leur demandant d’interdire toute manifestation propalestinienne, Gérald Darmanin a écrit que les auteurs étrangers d’infractions à caractère antisémite “doivent systématiquement voir leurs titres de séjour retirés et leur expulsion mise en œuvre sans délai”, NDLR.]

Je déplore autant les victimes israéliennes que les victimes palestiniennes et je condamne absolument les exactions du Hamas. Mais pourquoi on ne condamne pas la politique de vengeance folle du gouvernement israélien ? Je souffre de ce que je ressens comme un écart de considération. On veut juste vivre en paix. L’objectif, c’est un cessez-le-feu.”

  • Saïd : “Il faut continuer à vivre tout en sachant que mes parents n’ont pas d’eau”

“Je suis arrivé en France il y a plus de cinq ans en tant qu’étudiant boursier dans une fac parisienne. La plupart de mes amis gazaouis ici sont doctorants, professeurs à l’université… Ils ont des parcours d’excellence. Il faut être un étudiant excellent pour décrocher une bourse et pouvoir quitter légalement Gaza comme nous l’avons fait.

Toute ma famille vit là-bas, mes parents ainsi que mes frères et sœurs. On habite le quartier d’Al-Nasser. C’est un quartier habituellement très calme dans le centre-ville de Gaza. Normalement, quand il y a des guerres (en 2008, en 2014), c’est nous qui accueillons des proches évacués, des tantes qui habitent près des frontières. En 30 ans, on n’a jamais quitté notre maison.

Hier, j’ai pu appeler ma mère. Ils ont quitté la maison il y a quelques jours, et maintenant ils se trouvent dans un centre de formation de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza. Ce centre, qui est censé accueillir 300 personnes, en abrite actuellement 30 000. Il n’y a pas d’eau potable, pas d’eau courante, 40 WC pour 30 000 personnes… Une situation sanitaire très compliquée. Des enfants, des personnes âgées, des familles entières ont trouvé refuge dans des salles de formation. Mais ça ne suffit plus : certains commencent à dormir dehors, autour du centre, ou dans des voitures pour fuir la promiscuité.

https://www.youtube.com/watch?v=f65ihG-t4zk


Avec eux au centre de l’UNRWA, il y a des étrangers, des travailleurs européens et américains employés par des ONG bloqués là-bas. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle beaucoup de monde s’est rendu dans ce centre : quand il y a des étrangers, normalement, ça vous préserve d’être bombardé.

La première question que je pose au téléphone quand j’appelle mes parents, c’est : ‘Est-ce que les étrangers sont toujours avec vous ou non ?’ Je crains que ce centre ne se transforme en une cible très facile une fois que les travailleurs étrangers seront partis, qu’ils auront été échangés contre de l’aide humanitaire venant d’Égypte ou d’Israël.

Mes deux parents ont des maladies chroniques, du diabète et des problèmes cardiaques. Ils prennent des médicaments. Je n’arrive pas à imaginer ce qu’ils vivent. Comme ils manquent d’eau potable, ils gèrent leur portion d’eau de façon à pouvoir avaler leurs médicaments. J’ai peur pour eux, mon père est âgé et faible, et avec tous ces bombardements…

Et ils n’ont plus Internet, et il y a des problèmes de réseau. Cela devient très difficile de les joindre. Je n’y arrive pas tous les jours. Il faut essayer 12 ou 13 fois. Ça coupe au milieu de la conversation. Parfois, je reçois les messages avec du retard. Et comme il n’y a pas de réseau, mes parents sont totalement déconnectés. Ils ne savent pas combien de personnes ont été tuées, si les Israéliens sont à côté ou non, où en sont les négociations… Ils ne savent même pas si leur maison est détruite ou non.

Quand j’ai eu ma mère au téléphone samedi, c’était le jour de la grande manifestation à Londres. Elle m’a demandé ce que le monde faisait pour les soutenir. Je lui ai parlé de cette grande manifestation et je l’entendais répéter ça immédiatement aux autres évacués autour d’elle.

Ma sœur, dont la maison a été bombardée, a elle aussi fui. Elle se trouve à Deir el-Balah, dans le sud de Gaza. Parfois, je reçois ses textos qui me disent : ‘On est vivants’. Mais comme elle n’a pas de réseau, ce sont peut-être des SMS envoyés la veille…

Ici, à Paris, j’ai vraiment le sentiment de mener une double vie. Il faut continuer à vivre, il faut aller travailler, prendre le métro avec le sourire, faire ses courses, cuisiner, manger – tout en sachant que mes parents n’ont pas d’eau.

La semaine dernière, avec mon petit groupe d’amis gazaouis, on a voulu aller manifester place de la République, mais c’était dangereux. J’ai été un des premiers à quitter la manifestation – dès que j’ai vu un policier. Car si je me fais contrôler, je ne risque pas seulement une amende mais davantage puisque je suis étranger. Les déclarations de Gérald Darmanin à ce sujet ne sont pas très claires, elles sont suffisamment vagues pour me faire peur.

Quand on a rebroussé chemin avec mes amis, aucun d’entre nous n’avait la force de rentrer chez soi, de se retrouver une nouvelle fois devant la télévision, sur les tablettes, avec les mauvaises nouvelles, en se sentant impuissant. On s’est baladés pendant trois heures dans les rues de Paris sans trop savoir où on allait, juste pour éviter de rentrer.

Je suis venu en France car j’y cherchais la liberté d’expression. De voir ma famille, mon peuple dans une telle situation en direct, sous nos yeux, et qu’on ne puisse pas aller en parler dans la rue, demander que tout ça s’arrête, je trouve cela profondément injuste !

Moi, je ne suis pas pro-Hamas, je n’ai jamais été pour eux. Ma famille n’est pas du Hamas. Si je dis ‘Free Palestine’, cela ne veut pas dire que je veux tuer des Israéliens ! Je refuse d’être associé au Hamas, à l’islamisme, à l’extrémisme, à l’antisémitisme, au nazisme.

Je crois que la première fois que j’ai entendu parler d’antisémitisme, c’est en France. Avec mon université, on avait visité le musée des Arts juifs et la professeure est venue vers moi pour me dire que si je ne voulais pas venir, elle le comprendrait totalement. Je n’ai pas compris pourquoi elle me disait ça. Je ne me sens pas concerné par ça. Du temps de ma grand-mère, des villages juifs coexistaient sans problème avec celui de ma famille.

Je suis en couple avec une Française. J’apprécie beaucoup ses parents, ils me soutiennent. J’aime ma vie ici, ma belle-famille, tout ce que j’ai bâti ici pour m’intégrer.

J’ai beaucoup d’amis français qui veulent me soutenir mais je sens une gêne chez eux. Pour eux, c’est compliqué d’aller plus loin que de me dire qu’ils pensent à ma famille. Les Palestiniens sont accusés de choses très graves, d’antisémitisme. J’aimerais qu’ils parlent de ce qui se passe à Gaza autour d’eux, des violations des droits humains qui ont été signalées par les ONG, qu’ils agissent pour demander que les bombardements s’arrêtent.

Pour le moment, ma famille est encore vivante, et j’espère pour longtemps. Mais s’il leur arrive quelque chose, je ne sais pas comment je vais vivre le fait que les gens ici savaient, que la communauté internationale savait et que personne n’a rien fait.”

  • Yasser* : “Le rêve de retourner chez moi a disparu”

“J’essaie de ne pas montrer à mes proches ce que je ressens mais la situation me terrifie. Ma mère a des calculs rénaux et ils ont coupé l’eau. Elle va mourir. Dans des circonstances normales, nous payons pour lui acheter de l’eau spéciale, adaptée à sa santé. Chaque fois que je bois une gorgée d’eau, je pense à elle.

Il y a deux jours, il y a eu des bombardements près de notre maison [dans le quartier de Tell al-Hawa, dans la ville de Gaza, NDLR]. J’étais au téléphone avec mes parents à cet instant-là. Mon père criait : ‘Ils nous bombardent, ils nous bombardent !’ Et ma mère priait : ‘Ô Dieu. Seigneur.’ Jusqu’à ce que la communication soit soudainement coupée. À ce moment-là, j’ai eu l’impression que le monde s’arrêtait de tourner. Je me suis senti comme un enfant perdu, comme un enfant qui perd sa mère et qui ne sait pas où aller.

La maison a été sérieusement endommagée de l’intérieur et mes parents sont maintenant chez ma sœur. Ils sont environ 120 personnes dans un seul appartement et ils dorment debout.

Yasser voit à la télévision les images de son quartier de Tell al-Hawa (ville de Gaza) en ruines, le 17 octobre 2023.
Yasser voit à la télévision les images de son quartier de Tell al-Hawa (ville de Gaza) en ruines, le 17 octobre 2023. © Sabra Mansar, France 24

 

Quand je parviens à les avoir au téléphone, lorsque j’entends leurs voix, je me sens rassuré. Ce sont eux qui me rassurent. Moi, je suis incapable de les rassurer.

Je ne cesse de regarder les actualités toute la journée, je ne dors pas. Quand j’arrive enfin à trouver le sommeil une heure, je fais des cauchemars.

Chaque fois que je perds le contact avec eux, je me lève, je parcours la maison, je la réorganise, je me répète mentalement : ‘Ils vont bien, ils vont bien… Rien de mal ne leur arrivera.’ Je garde un enregistrement de toutes mes conversations avec eux car je sais qu’une d’entre elles pourrait être la dernière.

Avant le 7 octobre, j’avais l’intention de retourner à Gaza [Yasser n’y est pas allé depuis douze ans, NDLR]. Je voulais surprendre ma famille. J’avais acheté mon billet d’avion, j’avais dressé une liste des restaurants que je voulais tester, je voulais retrouver mes anciens professeurs. Ils sont tous morts. Et tous les restaurants que je prévoyais de visiter ont été réduits en cendres. La maison où j’ai grandi, que je souhaitais revoir et où je pouvais me détendre n’est plus la même. Le rêve de retourner chez moi a disparu.

Douze membres de ma famille sont morts. Toute la famille de ma tante : son mari, ses enfants et ses quatre petits-enfants. Le plus âgé d’entre eux avait six ans. Ma tante est la seule rescapée et elle est actuellement en soins intensifs. Ils ont reçu l’ordre d’évacuer la maison et de se rendre vers le sud de la bande de Gaza, mais ils ont choisi de rester. Il n’y a ni voitures ni essence pour se déplacer de toute façon. La plupart des gens ne peuvent pas se rendre dans le Sud, cela coûte au moins 190 euros (1 200 shekels), ce qui équivaut au salaire d’un professeur à Gaza. C’est comme si on les condamnait à rester chez eux.

Les Gazaouis sont dans une impasse. Le choix, c’est la mort ou attendre la mort.

Je me considère français d’origine palestinienne. Je suis venu en France parce que ce pays représentait tout ce que j’aimais, un peuple vivant et libre. Et de manière générale, dans son histoire, proche du conflit au Proche-Orient. À mes yeux, la communauté française est consciente et politisée.

L’une de mes motivations les plus importantes était d’avoir la possibilité d’exprimer mon opinion ici. La liberté d’expression en France est sacrée. Mais aujourd’hui, je suis découragé par les derniers événements et je ressens de la tristesse, et une grande déception à l’égard du gouvernement français. Mais pas du peuple français.

Je veux seulement hisser mon drapeau palestinien. Nous n’hissons ni le drapeau du Hamas ni le drapeau d’une organisation. Les Palestiniens ne sont pas le Hamas.”

* Les prénoms ont été modifiés.

source site