Comment la commune de Grayan-et-l’Hôpital se fracture autour du centre pour naturistes Euronat

Grayan-et-l’Hôpital, sa longue plage sablonneuse du littoral Atlantique, sa forêt à perte de vue, sa douceur de vivre… Dans la pointe du Médoc (Gironde), cette petite commune de 1.500 habitants à l’année, 25.000 l’été avec son camping et son centre de naturisme, voit sa quiétude ordinaire mise à mal ces derniers temps, en raison d’un conflit entre la nouvelle municipalité arrivée en 2020 et le centre de naturisme Euronat, présenté comme le plus grand de France et l’un des plus grands d’Europe.

La nouvelle maire Florence Legrand a-t-elle découvert « de graves irrégularités » qui auraient été commises pendant des années au sein de ce centre de vacances pour naturistes, avec pour conséquence « un manque à gagner de plusieurs millions d’euros pour la commune », comme elle le prétend ? Ou le centre de vacances est-il victime d’une « hostilité irrationnelle de la part de Mme le maire depuis son arrivée », comme l’assure Jean-Michel Lorefice, directeur d’Euronat ?

Vue aérienne du centre pour naturistes Euronat à Grayan-et-L’Hôpital dans le Médoc. – Euronat

Ce qui est certain, c’est qu’après les deux longs mandats des maires Guy Lartigue, de 1947 à 2001, puis son ex-adjoint, Serge Laporte, de 2001 à 2020, Florence Legrand, passée par la Mairie de Paris et la Cour des comptes, a donné un sacré coup de pied dans la fourmilière en allant fouiner du côté des 335 hectares de pinèdes occupés par Euronat depuis 1975. Et sans forcément prendre de gants. La méthode de la nouvelle élue a rapidement tourné à la confrontation avec la direction d’Euronat, peu habituée en quarante-cinq ans à être bousculée de la sorte, même si elle n’assure n’avoir rien à cacher.

Démission de six conseillers municipaux et nouvelles élections

Le combat auquel se livrent les deux camps depuis trois ans à coups d’avocats, de lettres recommandées et d’assignations, est monté d’un cran ces dernières semaines, et a pris une tournure politique le 24 octobre. La gestion du « dossier Euronat », mais pas seulement, a en effet entraîné la démission de six conseillers municipaux d’opposition, avec pour conséquence la tenue de nouvelles élections municipales le 21 janvier prochain.

Une situation qui n’a pas empêché Florence Legrand de faire voter, lors du dernier conseil municipal du 1er décembre, « la résiliation partielle du bail à construction d’Euronat. » Comprendre la résiliation du contrat de 99 ans, qui court jusqu’en 2073, entre la municipalité et la direction d’Euronat, dans le but clairement affiché de lui trouver un repreneur. Contacté par 20 Minutes, Jean-Michel Lorefice parle de « passage en force » et se dit « sidéré qu’un sujet aussi important puisse être voté à quelques semaines de la tenue de nouvelles élections ». Florence Legrand nous dit de son côté « soulagée d’avoir enfin voté cette résiliation » et précise que le dossier est désormais « entre les mains de la justice » puisque la mairie a saisi le tribunal judiciaire. « Ma majorité et moi-même avons essuyé pendant ces six derniers mois des violences, des menaces, aujourd’hui nous sommes sereins d’être allés au bout pour défendre les intérêts des Grayanais, avance l’édile. Nous avons fait tout ce qui était possible pour des élus locaux, maintenant c’est à la justice de prendre le relais, ce qui va nous permettre de mener campagne en vue des élections. »

« J’entends que les naturistes veulent “prendre le pouvoir” à Grayan »

Une campagne qui s’annonce elle-même sulfureuse. Un collectif de propriétaires de bungalows au sein du village de vacances, « Nous sommes Euronat », s’est en effet créé l’été dernier, et entend bien peser sur ces élections. Depuis octobre, il fait parvenir des demandes d’inscription sur les listes électorales de la part de ses adhérents, quand bien même ils habitent parfois à l’étranger, comme en Belgique, en Allemagne ou en Hollande, et vivent seulement quelques mois par an dans le centre de vacances de Grayan. « Aujourd’hui, j’en suis à 400 demandes d’inscriptions, avec la complexité que cela représente à absorber en si peu de temps », peste l’édile. La démarche est-elle légale ? « Pour voter, le code électoral dit qu’il faut avoir un lien avec la commune, ou en être un contribuable, confirme Florence Legrand. C’est à l’aune de ces critères que l’on analyse scrupuleusement les dossiers, que je n’accepte pas si je n’ai pas d’éléments factuels. »

Benoît Ganem, représentant du collectif « Nous sommes Euronat », qui reconnaît en toute transparence « avoir demandé aux adhérents de se mobiliser », s’étonne de son côté de voir des dossiers « refusés et renvoyés, avec des motifs et des situations parfois étonnants, comme ce couple dont le mari est accepté sur les listes, mais pas la femme. » « Je ne peux pas croire qu’il n’y a pas une volonté de décourager les gens de s’inscrire » accuse-t-il à son tour.

Pour la maire, ce collectif participe à une « opération électorale qui se prépare depuis cet été. » « Il a été créé par la société Euronat elle-même, accuse Florence Legrand, et a émergé sur la base d’un mensonge disant que je voulais fermer le centre, ce qui est absurde : je ne vais pas priver le village d’une ressource légitime. » Benoît Ganem assure de son côté « n’avoir aucun lien avec la direction d’Euronat » et « ne pas faire de politique ». Le collectif, qui compte désormais plus de 2.600 adhérents, « a été créé spontanément cet été lorsque les résidents ont pris peur concernant le droit de jouissance de leur bungalow [les résidents ne sont pas juridiquement propriétaires de leurs bungalows, mais titulaires d’un droit de jouissance]. » « J’entends, je lis, qu’après avoir spolié la mairie, les naturistes veulent maintenant “prendre le pouvoir” à Grayan, poursuit Benoit Ganem. C’est faux. Personne ici n’a jamais voulu prendre le pouvoir, en revanche les gens qui ont une résidence secondaire ont la possibilité de voter, et de manière assez massive, ils veulent prendre position car ils aspirent juste à retrouver la sérénité d’avant. »

Un bail qui a « allégé les contraintes » d’Euronat au fil du temps

Florence Legrand explique de son côté que la demande de résiliation du contrat avec Euronat « ne concernera pas les titulaires du droit de jouissance », et qu’elle n’a « rien contre les naturistes » du camp de vacances. La municipalité multiplie en revanche les griefs contre la direction d’Euronat. En résumé, la maire estime qu’Euronat a payé pendant des années à la commune un loyer « de l’ordre de 550.000 euros par an, alors qu’il aurait dû être d’environ 1,3 million d’euros », et aurait même commis des irrégularités concernant les constructions et déclarations de bungalows. « A mon arrivée à la mairie à l’été 2020, je me suis aperçue que les contrôles d’urbanisme à Euronat étaient totalement inexistants, et j’ai demandé à la Chambre régionale des comptes (CRC) de faire une enquête. »

Le rapport de la CRC, rendu public en décembre 2022, a en effet relevé un certain nombre de « négligences » pour ne pas dire d’irrégularités. Il indique que « le bail à construction a été modifié par quatre avenants jusqu’en 1996, qui sont venus sensiblement alléger les contraintes du preneur [Euronat], en réduisant le montant des contreparties financières à sa charge et en rallongeant gratuitement la durée du bail de 70 à 99 ans ». L’ancien maire a justifié « l’atténuation progressive de ces contraintes » par « la lenteur du rythme de construction et d’aménagement » le tout « dans un contexte économique et monétaire défavorable. » Il a reconnu toutefois « la nécessité de procéder maintenant à un rééquilibrage raisonnable du contrat. »

« La commune n’usait pas de son droit de visite annuel »

Ce contrat a aussi « repoussé de 25 ans, du 31 décembre 1985 au 31 décembre 2010, le terme du délai pour réaliser les 1.200 constructions prévues ». A partir de cette date, la redevance du centre à la commune « devait être calculée sur un total de 1.200 bungalows ou logements, nonobstant leur nombre réel (992 en 2010), poursuit le rapport. En méconnaissance de ces dispositions, la redevance a toujours été calculée sur la base du nombre d’unités d’hébergement déclarées par le preneur, [ce qui] est à l’origine d’une perte de recettes pour la commune, évaluée à 453.209 euros entre 2010 et 2020 ».

Florence Legrand considère de son côté que la perte de recettes est encore plus élevée, et s’élèverait à 2.941.487 euros depuis 2010. Une lecture qui soulève « des réserves » de la part de la CRC, qui rappelle par ailleurs que le délai de prescription en la matière est de cinq ans. C’est ainsi qu’elle recommande de « recalculer la redevance à partir de 2017 ».

La chambre pointe également « un écart entre le nombre de bungalows déclaré par Euronat et celui comptabilisé dans le cadastre » et « l’oubli de 350 mobile-homes dans le nombre de logements permanents », qui seraient tous deux à l’origine de pertes fiscales. Interrogé par les magistrats, l’ancien maire a fait part « de son incompréhension » et a déclaré « ne jamais avoir eu connaissance de la présence, sur place, de constructions illégales. » Autre carence : « la commune, qui n’usait manifestement pas du droit annuel de visite prévu au contrat, ne dispose pas aujourd’hui d’une vision claire des travaux de construction réalisés dans le centre, ni, plus grave, d’un fichier historique recensant les demandes d’autorisations d’urbanisme adressées par Euronat. »

« Les choses ont été faites de manière régulière » assure le directeur d’Euronat

« Les anciennes municipalités ont accordé des avantages exorbitants sans contrepartie, estime la nouvelle élue, et je me suis rendu compte que les irrégularités étaient suffisamment graves pour que la municipalité dépose plainte pour concussion et présomption de corruption, en avril 2023. » Une enquête a été ouverte et est toujours en cours. Sur le manque à gagner pour la commune, Florence Legrand évoque, en additionnant toutes les pertes fiscales, la somme de « neuf millions d’euros en tout ». « Délirant » pour le directeur d’Euronat.

Jean-Michel Lorefice (qui n’est pas le fondateur du centre de vacances) assure de son côté que « les choses ont été faites de manière régulière » depuis la signature du premier contrat, « qui a certes évolué mais de manière tout à fait légale ». Il « réfute toute tentative de spoliation » et indique que « les avenants ayant conduit à la baisse du loyer portent le sceau du contrôle de légalité de l’État ».

1.754 logements comptés contre 1.200 autorisés

Mais ce n’est pas tout. « La CRC nous a par ailleurs demandé d’aller compter et mesurer sur place, poursuit Florence Legrand, c’est ainsi qu’après publication de son rapport, nous avons mandaté des géomètres, qui ont produit un rapport de 5.000 pages. » Quelque « 1.754 logements ont été comptés, contre 1.200 autorisés, et ceci, sans comptabiliser les 287 caravanes fixes, qui portent le total d’unités d’hébergement à 2.041 (dépassement alors de 841) », indique la municipalité, qui estime que la capacité maximale d’accueil d’usagers aurait aussi été largement franchie. Ce rapport a été rendu public le 20 juillet dernier lors d’un conseil municipal, « au cours duquel nous avons mis en demeure la société Euronat de s’expliquer. »

« La maire additionne les bungalows, les mobile-homes et les caravanes, et en conclut que le nombre de constructions a été dépassé, ce qui est évidemment faux, se défend le directeur d’Euronat. Un mobile-home n’est pas une construction et encore moins une caravane, et il n’y a pas 1.754 constructions à Euronat. Pareil pour le dépassement de la capacité d’accueil : j’ai vu passer le chiffre de 15.000 personnes accueillies à Euronat, alors que la capacité est de 9.000 personnes maximum, ce que nous atteignons seulement du 14 juillet au 15 août, je ne vois donc pas d’où sortent ces chiffres. »

« Toutes mes tentatives de médiation ont été refusées »

En désaccord sur le fond, Jean-Michel Lorefice conteste aussi la forme. « A aucun moment la maire n’a pris son téléphone pour me proposer une discussion. Nous aurions certainement été en désaccord, mais nous serions probablement arrivés à un consensus. » Sur ce point, Florence Legrand renvoie le directeur d’Euronat dans les cordes : « toutes mes tentatives de médiation ont été refusées. »

Du côté de « Nous sommes Euronat », on estime que « si la direction a mis les doigts dans le pot de confiture, c’est au juge de le relever ». « Mais on ne veut pas pour autant qu’Euronat passe en d’autres mains, car même si tout n’est pas parfait, nous sommes très satisfaits de la qualité de vie ici, et on ne voudrait pas qu’un grand groupe vienne récupérer ce centre pour en faire une station balnéaire », avance Benoît Ganem. Pour ce résident, « qu’elle ait raison ou tort, [Florence Legrand] a réussi à mettre le feu dans la commune, et elle a créé des fractures qui mettront des années à se refermer. » Tous les résidents ne sont toutefois pas sur cette ligne, et certains soutiennent la maire dans ce conflit.

L’élue, elle, assure être dans son rôle, rappelant au passage que « ce village naturiste a été créé à l’origine pour favoriser la commune de Grayan, or, aujourd’hui, force est de constater que nos restaurants et nos commerces ferment pendant que le centre prospère. »

Euronat réalise quelque dix millions d’euros de chiffre d’affaires par an et emploie 40 personnes à l’année, appuyées par 150 emplois saisonniers. Il compte également 28 commerces indépendants et un centre de thalassothérapie. En 2023, Euronat a versé « 640.000 euros de loyer [après réactualisation] à la commune et plus de 150.000 euros de taxe de séjour », indique l’entreprise. Ce sera à la justice maintenant de déterminer si cette somme colle à la réalité, ou pas.


source site