« Avec l’humour politique, j’essaie d’inverser le rapport de domination » explique Charline Vanhoenacker

Chaque matin, elle ne bénéficie que de trois petites minutes pour arracher un rire aux auditeurs de France Inter. Un défi qu’elle tente de relever quotidiennement depuis huit ans. D’abord journaliste politique, Charline Vanhoenacker a « glissé » du côté humoristique de la force un peu avant la campagne présidentielle de 2012. Depuis, elle sévit aux côtés de ses comparses, Guillaume Meurice et Alex Vizorek, sur la radio la plus écoutée de France.

Alors, au bout de tant d’années à manier la langue française à la sauce belge, il était temps pour elle de poser noir sur blanc sa propre analyse de cet humour politique qu’elle pratique sans retenue, dans un essai intitulé Aux vannes, citoyens !. Presque comme une injonction au rire. L’occasion pour 20 Minutes d’échanger avec celle à qui l’on reproche parfois de pratiquer un « humour de gauche », histoire de vérifier si sa couleur politique est réellement « encrée » sur ses billets humoristiques.

Vous dites que l’humour est « l’un des miroirs les plus parlants de la société ». Que dit-il, à quelques semaines du premier tour de l’élection présidentielle en France ?

L’humour, il peut tout dire ! Et pas que de la campagne présidentielle. Sur la guerre en Ukraine qui vient d’être déclarée par la Russie, c’est un peu tôt, car il y a un état de sidération qui ne permet pas encore de vraiment faire de l’humour. Après, c’est vrai qu’on peut faire un peu d’ironie quand même. Il y a certaines blagues qui, malgré la sidération, sont acceptables. Donc si l’humour est le miroir de la société, je pense qu’à l’heure où on parle, il n’est pas le miroir de la campagne présidentielle. Il est avant tout le miroir de la guerre.

Parce que l’humour en temps de guerre, c’est important. Sinon, comment fait-on pour sortir la tête de l’eau et réussir à vivre normalement ? Certes, la guerre est aux portes de l’Europe, mais nous, nous devons continuer à travailler, à vivre, etc. Donc, il nous faut des petits sas. Et puis l’humour, c’est aussi une manière de raconter le monde. Il peut parler de tout : du tournant de société qu’on est en train de vivre avec l’ubérisation, du niveau de la campagne présidentielle dont tout le monde se plaint, ou du fait que personne n’a envie d’aller voter car il n’y a pas d’offre politique.

Charline Vanhoenacker à Paris, le 24 février. – Olivier Juszczak / 20 Minutes

Vous dites vouloir essayer au maximum éviter l’humour militant. Mais lorsque vous écrivez un billet sur Christiane Taubira en convoquant Lionel Jospin, et terminez par « ne fais pas comme moi, Christiane, anticipe ta défaite ! », n’est-ce pas un peu engagé quand même ?

La seule fois où j’ai teinté mon billet d’un humour militant, c’était pour parler de l’euthanasie. Mais ce n’était pas totalement de l’humour militant, car ça voudrait dire que l’intention première était de faire passer un message, et non pas de rire. Si je frôle le billet militant, je veille quand même à un équilibre. Je ne veux pas que le message prenne le pas sur le rire. Je veux quand même qu’on rie et qu’on comprenne l’ironie. C’est primordial ! Et le billet sur Taubira est plutôt mordant.

Après, c’est aussi ça, l’humour. Lorsque l’auditeur ne sait pas forcément où est la frontière, et si c’est du lard ou du cochon. Je pense qu’il ne faut pas chercher à tout prix à connaître l’intention de l’humoriste, car en faisant ça, on se prive du plaisir d’écouter le billet et de rire aux blagues. Là, sur Taubira, mon intention n’est pas éditorialisante et n’est pas militante. Quand on écrit un billet d’humour, on cherche les référents communs. Et quels sont nos référents communs par rapport à Christiane Taubira ? C’est quand même le fait que sa candidature a plombé Lionel Jospin en 2002 ! Et le fait qu’elle décide de se représenter vingt ans plus tard, au vu de l’état de la gauche et du nombre pléthorique de candidats. Et puis, je trouvais marrant de convoquer Jospin car il reste, malgré lui, teinté de ridicule. Le loser quoi. L’humour s’empare facilement des losers, même des losers magnifiques.

La campagne présidentielle est un moment très particulier du temps politique. Est-ce alors plus compliqué de parler d’autre chose ?

On sent, effectivement, en ce moment, qu’il y a une accélération politique. Et pourtant, la campagne a eu du mal à démarrer. D’ailleurs, on se demande même si elle a vraiment démarré. Je fais donc forcément plus de billets politiques, ces derniers temps, qu’il y a un mois et demi. C’est particulier, dans mon cas, car je suis sur France Inter deux fois par jour : tous les matins, et en fin de journée avec l’émission Par Jupiter !. Donc j’épouse forcément l’agenda médiatique. Quand on a un billet quotidien, à cet endroit-là d’une matinale, entre l’interview d’actu chaude et le journal de 8h, c’est compliqué de s’en détacher. Alors, parfois je me permets d’éclairer un angle mort de l’actualité. Et lorsque l’agenda est essentiellement Covid, comme c’était le cas il y a un mois et demi, il est clair que dans ma semaine, il y a un jour ou deux où j’ai envie de faire un peu de politique quand même. Mais ça dépend aussi de l’invité de Léa Salamé. J’essaye surtout de sentir ce qui va résonner pour qu’un billet fonctionne et que les gens prennent plaisir à l’écouter, rigolent ou que ça les éclaire un peu. J’essaye de varier les plaisirs.

Comment vous préparez-vous à faire face aux politiques présents lors de votre chronique ? On sait, par exemple, que Marine Le Pen fait généralement en sorte de ne pas être présente…

Au bout de huit ans, je commence un peu à les connaître. Je sais qui va potentiellement rigoler, qui va bien prendre la vanne. Généralement, ça donne un indice sur la personne et sa compréhension de l’importance de la liberté d’expression et de l’humour dans la démocratie. Je sais aussi qui ne rigole jamais. Mais ça, en général, ce n’est pas vraiment une surprise. Ça dépend aussi de la gravité du moment. J’essaye quand même d’anticiper, et j’écris mon texte en fonction de comment peut réagir l’autre et comment je peux l’interpeller. Parfois, aussi, je m’en fous. Par exemple, Alain Minc, je ne savais pas comment il allait réagir, et je lui ai quand même mis un gros taquet ! Il venait pour la sortie de son bouquin et je lui ai rappelé qu’il avait été condamné deux fois pour plagiat. Je me suis dit que ça n’allait sans doute pas trop lui plaire.

Après, pendant une campagne présidentielle, on sent les invités politiques plus tendus, plus fatigués. Ce n’est pas pour autant que je vais faire plus gaffe. L’humour ne prend pas de précautions. Donc que la personne soit fatiguée ou pas… Par contre, mon but n’est pas non plus de l’accabler. Avec l’humour politique, j’essaie surtout d’inverser momentanément le rapport de domination. Ils viennent souvent donner des leçons. Moi, je suis là pour leur rappeler qu’ils ont des casseroles et qu’ils ne sont peut-être pas forcément bien placés pour faire la morale. Je pense que si un jour Dominique Strauss-Kahn revient, son affaire est tellement monumentale que ça serait presque une faute professionnelle de ne pas faire allusion au Sofitel de New York ou au Carlton de Lille. Mais aller chercher une vieille casserole, ça peut desservir le billet. C’est un peu aller chercher des noises. Le but n’est pas non plus de leur savater la gueule ! Bien que parfois, ils le fassent avec nous. Mais nous, on reste élégant.

Sur la candidature d’Emmanuel Macron à la présidentielle, vous dites que quand on hurle aussi fort comme il l’a fait en 2017 « parce que c’est notre projet ! », c’est parce qu’on a justement un projet sur plus de cinq ans. Alors, finalement, est-ce qu’on n’en a pas fait un peu trop autour de sa déclaration de candidature ?

Il y a une forme d’hypocrisie, oui. On sait très bien que les présidents se déclarent extrêmement tard. Et qu’ils ont tout intérêt à se déclarer tard. Donc peut-être qu’on peut se demander à quoi ça sert de faire couler autant d’encre et d’écrire autant de papiers sur quand, comment, dans quelles circonstances, etc. Il y a pas mal d’articles qui enfoncent sans doute des portes ouvertes. On a fait beaucoup de remplissage sur ça. Alors que l’info, c’est quand même ce qu’il se passe en Ukraine. Dans le même genre, d’habitude à cette période de l’année, sur les chaînes d’info en continu, l’info c’est « il neige ». Sauf que là, il ne neige pas. Donc l’info, jusque-là, c’était le suspense des parrainages. Et maintenant, c’est la guerre. Nous, en tant qu’humoristes et surveillants démocratiques, on est aussi surveillants de la saturation médiatique. C’est pour ça qu’on aime bien aussi étriller un peu la façon dont les médias s’emparent de l’actu. C’est aussi une manière de dire : « on vous a vu, on vous voit faire, on connaît vos ficelles ».

Charline Vanhoenacker à Paris, le 24 février.
Charline Vanhoenacker à Paris, le 24 février. – Olivier Juszczak / 20 Minutes

Justement en termes de saturation médiatique, est-ce que vous trouvez que les médias accordent trop de place, dans cette présidentielle, à l’extrême droite ?

Par rapport à la Belgique francophone*, clairement, il y a une énorme différence. Et je pense que vous-même, Français, avez la réponse à cette question. Je reprendrais ce qu’a dit Waly Dia sur Inter : « il y a tellement de racistes en France qu’il faut deux partis ». Je pense qu’il a tout dit. Il y a deux partis, donc quasiment deux fois plus de temps d’antenne. Et heureusement que Florian Philippot n’a eu qu’une seule signature !

Comment faire, dans ce cas, pour éviter que l’extrême droite ne prenne justement tout ce temps d’antenne ?

Généralement, je les mets dans le même panier, comme ça, ça m’évite de trop parler d’eux. C’est ce que j’ai fait lors de mon billet sur les parrainages en disant : « si Zemmour et Le Pen n’ont pas leurs parrainages, c’est Valérie Pécresse qui va être obligée de stigmatiser les musulmans pendant tout le reste de la campagne ». Quand vraiment la moutarde monte très très fort au nez et qu’il n’y plus d’autre solution que d’en rire, je le fais. Mais sinon, je n’en fais pas une obsession. Même si c’est vrai que c’est un des sujets que j’aime bien et qui prête au rire car on arrive facilement au point Godwin. Moins rapidement qu’eux, d’ailleurs. Surtout moins rapidement que Zemmour. Il arrive bien plus vite au point Godwin que nous. D’ailleurs, il n’irait peut-être pas si loin si Marine Le Pen n’existait pas.

Ce qui est le plus compliqué pour moi, c’est de devoir les entendre matin, midi et soir, et de les croiser dans les couloirs de la radio pour laquelle je travaille. Je n’ai pas été habituée à ça. Pour moi, ce ne sont pas des partis démocratiques. Ce sont des amis de Poutine. Il y en a un qui veut changer le prénom des gens ! C’est antidémocratique. Et puis à chaque fois qu’ils ouvrent la bouche, ils frôlent quand même l’ennui judiciaire ! Et je trouve qu’il y a aussi une responsabilité des médias. Enfin, maintenant, le Rassemblement national est représenté à l’Assemblée nationale, donc là c’est un peu foutu. Aujourd’hui, on est dans un pays où quelqu’un tient le chronomètre et va dire « attention, le RN n’a pas assez parlé ». Je trouve ça aberrant. Mais c’est la preuve que je ne suis pas encore assez bien intégrée (rire).

Clem et Jean-Mat, de l’agence Win-Win**, avaient conseillé à Valérie Pécresse, en juin 2019, d’opérer un virement à gauche, au moment où elle avait claqué la porte des Républicains. On ne peut pas dire qu’elle les a vraiment écoutés…

Elle aurait dû écouter ! L’humour, c’est aussi proposer une fiction où on peut tout se permettre. Et donc, étant extrêmement marquée à droite, y compris jusque dans la manière dont elle s’habille, et qu’on ne se doute pas qu’elle pourrait aller à gauche, c’était rigolo d’imaginer ce que serait Valérie Pécresse de gauche. Elle pourrait être en sarouel, par exemple. Là, ce n’est pas le cas, mais ça arrive régulièrement qu’on fasse une vanne et qu’elle se réalise. Car on part toujours du factuel. Moi, j’étais journaliste au départ, et chez tous les humoristes qui s’emparent de l’actualité, il y a un travail de lecture d’article et de visionnage de reportages. Comme on tord les faits, il faut qu’on soit bien renseigné. Et donc, mieux on est renseigné, plus on peut les tordre… Et mieux on les tord !

(*) En Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place depuis près de 30 ans à destination des partis d’extrême droite jugés antidémocratiques, xénophobes ou racistes, qui ne sont donc pas autorisés à s’exprimer en direct dans les médias.
(**) Charline Vanhoenacker et Guillaume Meurice interprètent régulièrement, sur France Inter, les personnages fictifs de Clem et Jean-Mat qui sont à la tête d’une agence de communication à destination des femmes et des hommes politiques.

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