Quand Louis-Napoléon Bonaparte, condamné à perpétuité, s’échappait déguisé en ouvrier

C’est probablement l’une des tentatives de coup d’État les plus piteuses de l’Histoire de France. De celles qu’on oublie presque instantanément tant elles étaient vouées à l’échec. Le 5 août 1840, alors que le soleil n’est pas encore levé, Louis-Napoléon Bonaparte débarque d’Angleterre avec une soixantaine d’hommes sur la plage de Boulogne-sur-Mer. Son objectif est simple : soulever la garnison locale, forte de 250 hommes, puis se rendre sur Paris renverser le roi Louis-Philippe. Malgré l’échec d’un premier coup d’État à Strasbourg quatre ans auparavant, l’homme en est persuadé : la popularité de feu son oncle, Napoléon Ier, suffira à rallier l’armée d’abord, puis le peuple. Il a même prévu 100.000 francs en pièce d’or à distribuer aux badauds pour qu’ils crient « Vive l’Empereur ».

L’échec est à la hauteur de l’absurdité de ce plan : Louis-Napoléon est immédiatement interpellé et condamné quelques mois plus tard dans une relative indifférence. « A l’époque, on le prenait un peu pour un maniaque de la conspiration, même son père, le roi de Hollande, l’a désavoué », précise Juliette Glickman, historienne spécialiste du IIe Empire et auteure de Louis-Napoléon Prisonnier, du fort de Ham aux ors des Tuileries *. Le conspirationniste est envoyé au fort de Ham, dans la Somme, pour purger sa peine. Cette forteresse du XVe siècle ayant été bombardée par les Allemands pendant la Première Guerre mondiale, on ne peut aujourd’hui qu’imaginer ses murs d’enceinte de près de 16 mètres de haut et 11 mètres d’épaisseur, ou la grande tour et ses 33 mètres de diamètre.

Des conditions de détention relativement confortables

A l’intérieur, Louis-Napoléon Bonaparte jouit cependant de conditions de détention relativement confortable. Outre sa chambre, il a un bureau doté d’une grande bibliothèque et un laboratoire. Il peut également monter à cheval dans l’enceinte du fort, entretenir un petit jardin, et même recevoir de la visite. Alexandre Dumas, George Sand, des députés ou des notables se pressent pour être reçus par le neveu de l’empereur défunt. « Les prisonniers politiques bénéficiaient d’un régime de détention relativement clément et lorsqu’on a un nom aussi prestigieux, on bénéficie de plus de largesse », précise Juliette Glickman. Il aura même, pendant sa détention, deux enfants avec la lingère.

Le bâtiment dans lequel était détenu Louis-Napoléon Bonaparte, au beau milieu du fort de Ham – Les amis du château de Ham

En septembre 1845, après cinq ans de détention donc, Louis-Napoléon Bonaparte sollicite une permission de sortie pour aller rendre visite à son père mourant. « Le pouvoir n’était pas contre sa libération, à condition qu’il demande une grâce, explique Juliette Glickman. Mais lui refuse formellement, car cela serait revenu à une reconnaissance partielle de sa culpabilité. » Le détenu entreprend alors des travaux de recherches méticuleux sur les évasions. Selon l’historienne, deux retiennent son attention. D’abord celle du criminel Vidocq, qui a faussé compagnie en 1805 à ses geôliers grâce à sa maîtresse, en lui faisant porter des habits d’ouvrier. Et celle du comte de Lavalette qui, en 1815, s’est enfui grâce à sa femme : lors d’une visite, le couple a échangé ses habits. Elle a pris sa place en cellule pendant que lui quittait la prison habillé en femme.

Déguisé en ouvrier

La chance sourit à Louis-Napoléon Bonaparte au printemps 1846. D’importants travaux de réfection sont entrepris dans le fort, et notamment dans les appartements du détenu. Le fort est bien gardé – une garnison de 400 soldats est présente sur place, et une soixantaine est chargée de veiller quotidiennement sur l’illustre détenu – mais les allers-retours des ouvriers sont légion. Le plan est simple : se faire passer pour l’un d’eux. Au petit matin du 26 mai, Louis-Napoléon Bonaparte rase donc ses moustaches, enfile une blouse et des sabots identiques à ceux que portent les ouvriers et maquille son visage pour paraître moins pâle.

Dans une lettre qu’il envoie au rédacteur en chef du Progrès, le prince raconte que son fidèle valet, Charles Thérin, apporte sur les coups de 6 heures du matin de l’eau-de-vie aux ouvriers pour détourner leur attention. Mais la porte de sa « cellule » est gardée par trois geôliers, dont deux sont toujours en faction. « Il fallait donc passer devant eux d’abord, puis traverser la cour intérieure, devant la fenêtre du commandant. Arrivé là, il fallait passer le guichet où se trouvaient le planton et un sergent, un portier consigne et enfin un poste de trente hommes », écrit Louis-Napoléon Bonaparte.

Un complice à l’intérieur du fort, un autre à ses côtés

Pour passer inaperçu, Louis-Napoléon Bonaparte démonte une planche de sa bibliothèque, la met sur son épaule et descend de ses appartements. « Dans la cour, il croise deux maçons retardataires, écrit le journaliste de La Quotidienne en juin 1846. Ils vont reconnaître que le fugitif n’est pas des leurs, mais Charles [Thérin] va droit sur eux et les gronde sur leurs paresses. » Au même moment, dans les appartements du prince, un second complice, le Dr Conneau, fait croire qu’il est souffrant. Lors de ses interrogatoires, il confie que pour « éloigner les soldats, il avait fabriqué un mannequin couvert d’un manteau qu’il allongea dans le lit », assure Le Constitutionnel dans son édition du 11 juillet 1846.

Arrivé sans encombre à l’extérieur du fort, Louis-Napoléon Bonaparte rejoint son fidèle valet dans le cimetière attenant. Celui-ci l’attend avec une voiture tirée par un cheval. Ils en changeront à Saint-Quentin, puis prendront le train à Valenciennes. Direction Bruxelles. L’alerte est donnée en fin d’après-midi mais il est déjà trop tard, le fugitif est en Belgique. « Ce qui est fou, c’est que sur le quai, il y avait un ancien soldat du fort qui a reconnu Charles Thérin mais pas Louis-Napoléon Bonaparte », souffle Juliette Glickman. Et d’ajouter : « On peut se poser la question de savoir s’il s’est vraiment enfui ou si on l’a laissé partir. Le fait que personne ne soit étonné qu’un ouvrier quitte le chantier au moment où les autres arrivent est surprenant. » La presse de l’époque aussi s’étonne. « A l’aide de ce déguisement, il est parvenu, sans rencontrer aucune difficulté, sans éveiller aucune défiance, à franchir les portes et le pont-levis de la citadelle », note le journaliste du Phare de la Rochelle. Toujours est-il que deux jours après son évasion, le voilà à Londres. Il ne sera jamais jugé. Ses complices seront condamnés à des peines symboliques, trois mois pour Conneaud, six mois par contumace pour Thérin. 

De « Nigaud impérial » à président de la République

Pendant deux ans, Louis-Napoléon Bonaparte reprend sa vie mondaine en Angleterre, mais toujours l’œil rivé vers la France. En 1848, lorsqu’une révolution chasse le roi Louis-Philippe du trône pour établir la Seconde République, il y voit un bon moyen de revenir. Celui qui, après le coup d’État raté de 1840, était surnommé « le nigaud impérial » ou « le dindon empaillé de Boulogne », a gagné en popularité. En détention, le neveu de Napoléon a écrit plusieurs ouvrages sur les grandes questions qui agitent le peuple, le suffrage censitaire, la cause ouvrière. Des journaux progressistes lui ont ouvert leurs colonnes. Son essai L’Extinction du paupérisme lui apporte une large notoriété dans les milieux ouvriers. « C’était un livre assez facile à lire, avec de petites phrases qui se retenaient facilement, il avait le sens de la formule », précise l’historienne. Il crie à qui veut l’entendre que sa détention à Ham a été son « université ».

Loin de le desservir, sa détention, puis son évasion, l’ont fait connaître en France. En échappant à la surveillance de dizaine de soldats, il a ridiculisé le régime. « En France, on aime bien lorsqu’on a l’occasion de se moquer du pouvoir en place. Et puis là, il y a quelque chose de romanesque. » Ses écrits alimentent sa campagne pour devenir député. En 1848, il est élu dans quatre circonscriptions (c’était possible à l’époque). Deux ans après, il devient président de la République avec 74 % des voix. Puis en décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte fait un coup d’État et rétablit l’Empire un an plus tard. « Dans les dernières années de son règne [qui s’achèvera en 1870], l’image de son évasion change au sein de la population, précise Juliette Glickman. Son côté romantique disparaît, on la présente comme le signe avant-coureur de sa lâcheté sur le champ de bataille. Il est celui qui fuit. »

* « Louis-Napoléon Prisonnier, du fort de Ham aux ors des Tuileries » par Juliette Glickman, Aubier, 2011.

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