l’affaire qui fait trembler le musée du Louvre

C’est une affaire hors-norme, dans laquelle se télescopent “Printemps arabe”, escrocs, collectionneurs, maisons de ventes aux enchères, patrons de grands musées, diplomates, célébrités, ainsi que les polices de nombreux pays, dont celles de la France et des États-Unis. Elle éclate par hasard, dans la soirée du 7 mai 2018 lors d’un gala organisé au célèbre musée de New York, le Metropolitan Museum of art.

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On trouve là Jean-Paul Gaultier, Donatella Versace, Rihanna ou encore Amal Clooney, avocate et épouse de l’acteur américain du même nom. Parmi les invités, il y a aussi la célébrité de la télévision américaine Kim Kardashian. Cette dernière décide de prendre la pose devant le sarcophage de Nedjemankh, prêtre égyptien de haut rang du 1er siècle avant Jésus-Christ, exposé dans le musée. Elle n’imagine alors pas que son cliché va faire le tour du monde et déclencher une enquête internationale. Car un intermédiaire, furieux de ne pas avoir été payé après avoir participé à un trafic d’antiquités, reconnaît le sarcophage sur internet et se présente à la police du Caire. Il avoue que l’objet a été pillé et dénonce ses complices. Ainsi commence une enquête du FBI qui va confirmer l’origine illicite de l’objet. Enquête qui va ensuite permettre de démanteler un vaste réseau de trafic d’antiquités ayant pignon sur rue dans plusieurs pays.

À la tête de ce réseau, selon les éléments de l’enquête auxquels nous avons eu accès, on trouve une famille égyptienne d’origine arménienne : les Simonian.

Au début des années 1970, elle possède une galerie d’antiquités au Caire, puis elle s’exile à Hambourg et prend la nationalité allemande, avant de s’abriter derrière une respectable enseigne de numismates. Mais derrière cette couverture, les Simonian, écoulent des objets pillés, dont certains ont été exfiltrés d’Égypte à l’occasion du chaos provoqué par le printemps arabe de 2011. Le plus actif sera Simon, le grand frère qui se fait appeler Herr Doktor. Puis lorsqu’il décède en 2020, son frère Serop, déjà bien implanté dans le marché de l’art européen, prend le relais. La famille reste discrète. Elle ne se montre pas dans les foires ou les salons. Les objets qu’elle revend prennent le chemin de l’Europe de façon détournée. Certains vont transiter par Bangkok ou Dubaï, et séjourner dans des ports francs à l’abri du regard des autorités.

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Pour blanchir et vendre ces objets, les Simonian ont recours à un homme de main répondant au nom de Roben Dib. Il loge dans leur domicile. Ce sont eux qui lui ont appris les ficelles du métier de receleur. Il est le protégé de Serop qui l’a embauché à ses débuts. Au fil des années, Roben Dib et les Simonian mettent en place des stratégies pour blanchir des objets dont l’origine est illicite. Ils approchent plusieurs musées européens, auxquels ils proposent de prêter leurs antiquités afin qu’ils puissent les étudier, ce qui leur confère une forme de respectabilité, un pedigree en quelque sorte. Roben Dib supervise par ailleurs la restauration des œuvres, et rédige de faux documents de provenance et de faux certificats d’exportation. Il utilise pour cela une machine à écrire des années 1930 chinée en Allemagne, grâce à laquelle il créé de toute pièce ces certificats, en inventant de pseudo-propriétaires aux objets.

Il approche enfin un expert de la maison de vente aux enchères Pierre Bergé & Associés, Christophe Kunicki, un spécialiste en archéologie méditerranéenne mondialement reconnu. Ce dernier va d’abord mettre en vente quelques petites antiquités provenant, soi-disant, de la collection personnelle de la famille Dib. Puis les ventes se déroulant sans problème, il proposera de plus en plus d’objets provenant de chez les Simonian. Une fois passés sous le marteau, ils rejoignent des collections privées où la question de leur provenance ne se pose plus.

Une vente aux enchères par la maison Pierre Bergé & Associés à l'hôtel des ventes de Drouot, principal hôtel de vente de Paris. (CHRISTOPHE PETIT TESSON / MAXPPP)

Ce système est en partie documenté dans un rapport rédigé en mai 2019 par le procureur de New York, Cyrus Vance Junior, auquel la Cellule investigation de Radio France a eu accès. Il précise : “Il semble que les voleurs de ce réseau envoyaient par courrier électronique des photos d’antiquités sales et endommagées à Dib et à Simonian. […] Une fois que Dib acceptait d’acheter une antiquité volée, la pièce était ensuite sortie en contrebande de son pays d’origine. […] Dib s’arrangeait alors pour qu’elle soit nettoyée et restaurée. […] Par la suite, Dib créait de fausses origines et des historiques de propriété pour vendre les objets sur le marché international de l’art.”

C’est par l’intermédiaire de Christophe Kunicki que le musée du Louvre de Paris va apparaître dans cette affaire. L’expert a eu vent de l’ouverture à Abu Dhabi d’un musée jumeau du Louvre, créé par l’architecte Jean Nouvel, qui recherche des objets de prestige à exposer. En 2016, il propose donc à la commission d’acquisition du Louvre Abou Dhabi plusieurs antiquités parmi lesquelles un buste de Cléopâtre, le sarcophage doré de la princesse Henouttaouy et la stèle de granit rose de Toutankhamon. Ces objets sont si prestigieux que Jean-Luc Martinez, alors patron du Louvre, qui siège à la commission, se déplace en personne pour les admirer lorsqu’ils sont en dépôt à Paris.

Pour conseiller les Émirats arabes unis sur les objets qu’ils pouvaient acquérir, le Louvre s’appuie alors sur une agence privée, France Muséums (AFM). Le rôle de l’AFM consiste à sélectionner des œuvres, à s’assurer que leur provenance est licite et à négocier les prix avant de soumettre ses propositions aux Émiratis. Son directeur scientifique est Jean-François Charnier, un proche de Jean-Luc Martinez. Une fois que l’AFM s’est prononcée, un vote aux allures de formalité, a lieu en commission d’acquisition. Vote auquel participe alors Jean-Luc Martinez aux côtés des Émiratis. C’est ainsi que le buste de Cléopâtre sera acheté 35 millions d’euros, le sarcophage doré 3,5 millions d’euros et la stèle en granit rose 8,5 millions d’euros. Au total, au moins sept objets de provenance douteuse auraient été achetés par le Louvre Abu Dhabi.

Une femme observe la stèle au nom de Toutankhamon exposée au Louvre Abu Dhabi, en novembre 2017. (STRINGER - ANADOLU AGENCY / AFP)

Comment des personnalités aussi éminentes ont-elles pu conseiller un tel achat, alors que certains de ces objets semblaient avoir été volés ? Certes, la spécialité de Jean-Luc Martinez est la Grèce antique et non pas l’Égypte. Mais il est alors chargé d’une mission de lutte contre le “trafic illicite des biens culturels”. La question de l’origine des objets est un sujet qu’il maîtrise. Il semble d’ailleurs qu’il ait été pris d’un doute. Des emails que la Cellule investigation de Radio France a pu consulter montrent que le 2 août 2016, il demande à l’Agence France Muséums de lui donner des précisions sur la provenance de la Stèle de Toutankhamon. Mais au final, ses services valideront les faux certificats rédigés par Roben Dib et authentifiés par Christophe Kunicki.

Un autre épisode interroge. Dans les documents qui accompagnent la stèle, il est mentionné que celle-ci aurait appartenu à un certain Johannes Behrens, un capitaine de la marine marchande allemande, qui l’aurait acheté en 1933. Ce nom éveille la curiosité d’un journaliste d’une revue spécialisée. En effectuant une recherche, il découvre qu’un portrait funéraire égyptien appartenant à un collectionneur suisse réputé, Jean-Claude Gandur, est lui aussi supposé avoir été détenu par ce marin allemand. “Un capitaine de la marine marchande ça doit gagner au maximum l’équivalent de 5 000 euros de nos jours, s’étonne pour sa part Marc Gabolde, un égyptologue de renom. En 1935, cela fait moins de dix ans qu’on a découvert le tombeau de Toutankhamon. C’est le pharaon le plus connu. Une stèle intacte au nom de ce pharaon avec la dernière année de règne inscrite dessus, ça vaut déjà forcément à l’époque des sommes colossales.” Autant dire que l’hypothèse du marin collectionneur semble peu probable.

Il existe bien une photo de la stèle dans les archives du Louvre. On pense qu’elle provient du site d’Abydos à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Louxor. Elle aurait été excavée lors de la construction d’un nouveau quartier entre 1990 et 1995. Mais elle semble, de toute évidence, avoir été volée pour réapparaître mystérieusement 30 ans plus tard. Son origine semble si suspecte que, lorsque le musée du Louvre demande à Marc Gabolde d’écrire un article sur cette stèle, qui constitue désormais un des joyaux du musée d’Abu Dhabi, l’égyptologue exprime ses doutes. Et fait rarissime selon les spécialistes de l’archéologie, il n’acceptera de publier son article qu’à condition de ne faire aucune mention de la provenance de l’objet.

L’embarras du moment laissera bientôt place à la consternation. Car les masques tombent. Après un divorce douloureux, l’ex-femme du faussaire Roben Dib va finalement le dénoncer aux autorités. En mars 2022, l’homme sera arrêté et placé en détention provisoire. L’origine douteuse des objets achetés par le Louvre Abu Dhabi, sur le conseil de membres du Louvre Paris, ne fait plus de doute. Sept personnes seront mises en examen pour “escroquerie ou complicité en bande organisée et blanchiment par facilitation mensongère de l’origine de biens provenant d’un crime ou d’un délit “. Parmi elles, Jean-Luc Martinez, mais aussi Jean-François Charnier, Roben Dib, Serop Simonian, Christophe Kunicki, Richard Semper, ainsi que la maison Pierre Bergé & Associés et deux galeristes parisiens.

Interrogé, Richard Semper, compagnon de l’expert de la maison Bergé, Christophe Kunicky, dans la vie comme en affaires, déclare alors aux enquêteurs :

– Nous avons perdu la tête. On a fait comme les autres musées et acheteurs. On n’a peut-être pas voulu voir la vérité en face.
– Vous n’avez pas cédé à l’appât du gain ?
– On a été éblouis. Le Metropolitan de New York, lui, a foncé tête baissée. On a fait une connerie, on n’aurait pas dû accepter.

Entendu par la police, l’ex-PDG du Louvre Jean-Luc Martinez rejette toute responsabilité dans ce trafic, comme en témoigne cet extrait de son audition pendant laquelle une fonctionnaire de l’Office central de répression du banditisme (OCRB) l’interroge :

– Vous êtes un spécialiste reconnu qui connaît les modes opératoires des pilleurs et trafiquants. Quand vous donnez votre avis sur les acquisitions, vous ne mettez personne en garde sur cette possibilité ?
– De manière générale, oui, mais sur ce cas précis, je n’avais pas connaissance d’un doute sur son propriétaire.
– Vous prenez tous les documents qui vous sont présentés comme argent comptant ?
– Je vous le dis, madame, ce n’est pas moi qui vérifie ces documents.
– Oui, mais on vous les montre ?
– Eh bien, je doute que ceux-là, on me les ait montrés.

Son avocat, François Artuphel insiste de son côté : “Jean-Luc Martinez a voté en faveur de l’acquisition de la stèle, comme les onze autres membres de la commission d’acquisition du Louvre Abu Dhabi. Je rappelle qu’il n’avait pas de voix prépondérante, pas de droit de veto, et qu’il n’en était qu’un membre parmi d’autres.”

Il reste à savoir si le patron du Louvre et Jean-François Charnier se sont fait berner, ou s’ils étaient conscients de la nature frauduleuse des biens dont ils conseillaient l’achat. Pour Pierre Ouzoulias, archéologue et vice-président communiste de la commission de la culture du Sénat, “la recherche sur l’origine des objets qui sont vendus ou présentés dans les collections muséales a souvent été considérée comme quelque chose d’annexe”. Le collectionneur Jean-Claude Gandur acquiesce. Lorsque l’on demande aux maisons de vente aux enchères de donner des précisions sur les possesseurs des objets, relève-t-il, “on refuse de nous répondre. On se retranche derrière l’anonymat”.

Mais le contexte qui a présidé à ces ventes explique peut-être aussi en partie ce fiasco. Le Louvre a préconisé ces acquisitions alors qu’une concurrence féroce aux Émirats opposait le nouveau Louvre d’Abu Dhabi et le Guggenheim qui lui aussi s’installait dans le pays. C’était à qui supplanterait l’autre en exposant les objets les plus prestigieux. La France cherchait d’autant plus à satisfaire ses partenaires émiratis qu’elle avait besoin d’accroître son influence, sur fond de crise de l’énergie, de contrats de sécurité, voire d’armement. Éblouir et satisfaire les Émiratis relevait donc de la raison d’État. Et il fallait agir d’autant plus vite que, dans le même temps, le pouvoir égyptien était à l’affût. À l’époque il lançait une campagne de récupération d’objets pillés, y compris dans des grands musées. Perdre du temps, c’était donc prendre le risque d’informer les Égyptiens de l’existence d’objets dont ils auraient pu exiger la restitution.

Alain Lombard, administrateur général du musée d’Orsay et proche de l’ancien patron reconnaît qu’“il a pu y avoir, peut-être dans certains cas, une décision prise un peu rapidement, du fait de pressions concernant la nécessité de rester dans les temps”. Cette analyse, partagée par plusieurs connaisseurs de ce sujet, a cependant été réfutée par Jean-Luc Martinez lors de son audition devant la police. “La pression ne venait pas des Émiriens ?”, lui demande-t-on. “Je ne crois pas, répond-t-il. L’ouverture du Louvre d’Abou Dabi était possible sans ces acquisitions. En raison des prêts. On a pu le penser, mais ce n’était pas le cas. La pièce égyptienne la plus importante était la statue de Ramsès II prêtée par le Louvre. Et elle y est encore.”

Bien qu’elle soit médiatisée, il n’est pas certain que cette affaire ait de sérieuses conséquences diplomatiques. La France comme les Émirats ont intérêt à calmer le jeu. Personne ne souhaite provoquer une crise. Et les Égyptiens ne semblent pas non plus vouloir hausser le ton face à la puissance financière que représentent les Émirats alliés aux Saoudiens. Seules quelques voix s’élèvent comme celle du sénateur Pierre Ouzoulias pour prévenir : “Il existe un traité international qui lie la France aux Émiratis, avec une clause par laquelle la France s’engage à apporter toutes les données muséographiques précises au Louvre d’Abu Dabi pour faire des acquisitions. La clause n’ayant pas été respectée, le parlementaire que je suis va demander pourquoi. On ne nous évacuera pas comme ça de ce dossier.”

Ni Christophe Kunicki, ni Richard Semper n’ont donné suite aux demandes d’interview de franceinfo.


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