« A Kaboul, rien n’aurait pu m’empêcher de faire mes reportages », affirme Liseron Boudoul, grand reporter pour TF1

Rendre compte du chaos et de l’incertitude dans un pays qui se referme petit à petit sur lui-même. Une problématique que connaît très bien Liseron Boudoul, journaliste depuis près de vingt ans pour TF1 et correspondante de guerre depuis une décennie. Ses reportages en Irak et en Syrie ont notamment été distingués par le prix Grand Reporter en 2018, lors de la cérémonie des Lauriers de la radio et de la télévision.

Tout récemment, elle a été l’une des premières journalistes françaises à être entrée dans Kaboul après la prise du pouvoir de l’Afghanistan par
les talibans en août dernier. Durant près de trois semaines, son cameraman Romain Reverdy et elle sont partis en quête d’images et de témoignages, à la rencontre de la population afghane plongée dans la peur, la panique et l’attente. Rentrée il y a quelques jours à peine de reportage, Liseron Boudoul a accordé une interview à 20 Minutes.

Quand avez-vous pris la décision de partir pour Kaboul ?

Ça ne s’est pas vraiment passé comme une mission classique. Le 15 août, Kaboul tombe. Le 16 au matin – comme toutes les rédactions du monde je pense –, on se dit : « Comment on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ? » Toutes les lignes aériennes normales étaient interrompues, les frontières fermées… J’ai l’idée d’aller au Qatar parce que, là-bas, des talibans étaient toujours en train de négocier avec les Américains sur le départ des troupes. J’y vais le lendemain et, pendant quatre jours j’essaye d’obtenir l’interview d’un leader. Grâce à des contacts, je le rencontre puis je lui demande son aide pour aller à Kaboul. Il m’avait dit que les talibans avaient changé, qu’ils voulaient s’ouvrir au monde, un discours avec sûrement beaucoup de com’ et une stratégie derrière, mais il y avait quand même un message nouveau et intéressant à décrypter. Je lui ai donc demandé de m’aider à y aller pour voir s’il y avait vraiment du changement. Il a accepté. Avec l’accord des Qataris on a pu prendre un avion militaire avec quelques autres médias internationaux qui étaient à Doha pour suivre les négociations. On s’est retrouvé à Kaboul un dimanche après-midi, une semaine exactement après la prise de la ville.

Comment s’est passée votre arrivée ?

Ça n’a pas été facile de sortir de l’aéroport, ça nous a bien pris six ou sept heures. Les Américains nous ont bloqués sur le tarmac, on ne pouvait même pas envoyer les petits reportages qu’on avait tournés tout de suite en arrivant. Il y avait des avions militaires de tous les pays, on voyait des groupes de centaines d’Afghans, des familles avec des enfants, qui passaient et montaient dans des avions. De l’autre côté on entendait des tirs en l’air, on sentait très bien qu’il y avait des regroupements… Cet aéroport était devenu un endroit incroyable de tensions, d’émotions et d’événements. On a réussi à en sortir avec l’aide de quelques contacts et on s’est retrouvé dans un hôtel au cœur de Kaboul. Les talibans le contrôlaient, ils étaient à l’extérieur et à l’intérieur. Il nous arrivait même de prendre le petit-déjeuner avec des talibans et leur kalachnikov en bandoulière, qui faisaient la queue comme nous pour avoir une omelette ou du porridge… Cela avait un côté complètement irréel. On sentait la tension monter, à tel point que j’ai décidé de couvrir mes jambes, j’avais mon jean slim et on m’avait fait quelques remarques dans la rue, j’ai compris que mon foulard ne suffisait plus. Mon cameraman s’est acheté un qamis, une tunique afghane et moi une abaya. On a continué nos reportages comme ça, avec une voiture locale, pas du tout type ONG ou journalistes. Personne ne nous remarquait quand on sortait de notre hôtel.

Dans un podcast pour France Culture il y a plusieurs mois, Florence Aubenas constatait une évolution du regard porté sur les reporters de guerre, expliquant qu’il était de plus en plus dangereux de s’aventurer sur des zones de conflits. Avez-vous le même sentiment ?

Oui, mais Kaboul n’est pas vraiment une zone de guerre, c’est un peu particulier. Il y a des tirs la nuit, on sent que c’est très tendu, mais ce n’est pas la guerre entre deux groupes. Quand on arrive, la vie a un semblant de vie normale, et je dis bien un semblant : il y a quand même des pick-up sur lesquels des groupes de talibans armés scrutent le moindre mouvement, n’hésitent pas à fouetter les gens dans la rue, à tirer en l’air… Ce n’est pas une zone de guerre mais on se dit qu’on peut très bien être cible d’un kidnapping. Les groupes de talibans appartiennent à des mouvances plus ou moins guerrières et religieuses et n’affichent pas forcément le même esprit d’ouverture que les leaders que j’ai rencontrés à Doha. Avant, les ONG et les journalistes étaient un peu repérés comme des personnes protégées, il suffisait de mettre « Press » sur son gilet pare-balles ou sur son casque et cela faisait comme une protection latente. Le journaliste était là pour faire autre chose que la guerre. Maintenant, avec les guerres qui changent de modes d’opération – il y a des groupes terroristes, des miliciens, des espions dans la rue… –, il peut aussi être considéré comme une cible. Une cible intéressante parce que si on le kidnappe on peut négocier sa libération avec un état ou d’autres groupes… Le journaliste, dans certaines zones, est dangereux pour certains Etats parce qu’il va raconter ce qu’il se passe. Il n’y a plus seulement des guerres de terrain mais aussi des guerres de communication et nous sommes des acteurs directs. Le danger est fréquent et à différents niveaux.

Vous expliquiez qu’il existait un dialogue entre vous et les talibans, avez-vous quand même senti une tension par rapport à votre statut de journaliste ?

Pas au début. Pour avoir discuté avec ce leader taliban, j’ai bien senti qu’ils avaient une volonté de communication, avec un discours clair de « Nous avons changé », ce qui ne s’est pas forcément retranscrit dans les actes après. J’ai sauté sur cela et leur ai dit qu’ils avaient intérêt à montrer ce qu’ils faisaient sur place. J’avais aussi quelques contacts auprès d’eux avant d’arriver et cela a aidé dans la mesure où, dans la rue, je savais que si j’avais un problème, j’avais quelques moyens de pouvoir me sortir d’une situation compliquée ou dangereuse. Après, c’est toujours pareil, c’est l’œil du reporter, l’expérience, l’intuition… Tout ça joue, c’est un ensemble de choses.

Et comment ont été vos relations avec la population afghane à votre arrivée ?

C’était un peu compliqué d’obtenir des réponses dans la rue parce qu’ils étaient déjà dans cette atmosphère de peur obsédante que l’on sentait un peu partout dans la ville. Tous ceux qui ne pouvaient pas partir ou se rendre à l’aéroport – c’était extrêmement compliqué et dangereux –, se terraient chez eux. Les talibans contrôlaient la ville mais on sentait bien qu’eux-mêmes ne savaient pas trop comment faire. Il n’y avait que ces hommes en pick-up qui descendaient de la montagne et qui pour certains découvraient la ville, les glaces dans les pâtisseries, les autotamponneuses… Ceux qui avaient combattu pendant dix-huit ans n’étaient jamais entrés dans une capitale ni connu la vie qui va avec. Quand je suis partie une journée à l’extérieur de Kaboul, là j’ai senti que c’était la première fois qu’ils voyaient une femme journaliste débarquer dans les rues de leur petite ville. Ils étaient un peu surpris et on sentait chez certains la peur de me parler, de peur d’avoir des problèmes avec les talibans. D’autres ont eu beaucoup de courage et m’ont parlé. Ils m’ont expliqué que les femmes ne pouvaient plus sortir de leurs maisons, que les petites filles ne pouvaient plus aller à l’école, qu’ils étaient obligés d’aller à la mosquée sinon ils risquaient des coups de fouet et des punitions en place publique, comme avec les talibans d’il y a vingt ans. J’ai senti une différence entre Kaboul, où on pouvait encore discuter et où régnait une hésitation, et la province où on sentait déjà que la loi islamique était bel et bien appliquée.

Comment faire son travail de journaliste dans un pays où règnent censure et menace ?

Censure, je ne l’ai pas ressentie. Certes pour sortir de Kaboul il fallait avoir une autorisation et un document à montrer pour passer les checkpoints… Lors de cette visite dans cette province, deux talibans m’escortaient un peu dans une autre voiture mais j’ai quand même pu sortir et interviewer des personnes. Ça n’a duré qu’une heure mais j’ai eu le temps de parler à des gens, en tout cas ça suffisait pour décrire l’atmosphère. Le reportage c’est raconter ce que les gens nous disent, ce qu’ils nous décrivent, mais aussi ce que nos yeux voient. Je pense que ça a donné un côté un peu plus sensoriel au reportage et j’ai remarqué que j’avais beaucoup de messages, qu’ils avaient provoqué beaucoup de réactions et d’émotions. Peut-être aussi parce que j’étais la seule femme pendant dix jours là-bas.

Vous avez coécrit le livre « Elles risquent leur vie » sur les femmes reporters de guerre. Etre une femme est-il une difficulté supplémentaire pour effectuer ce métier qui est déjà à risques ?

Je suis journaliste avant tout. Je suis une femme aussi, j’ai peut-être une approche particulière dans certains contextes, peut-être une émotion et une intuition féminine que je ne cache pas. Quand je pars en mission, je ne me dis pas que je deviens un homme. Je reste moi-même, avec mes défauts et mon énergie aussi, et je fais mon travail comme je le sens. Certains diront « Mais quand même, les talibans n’aiment pas les femmes… » Je n’y suis pas allée en me disant que comme ils n’aimaient pas les femmes, je n’allais pas aller leur parler. Je suis allée leur parler parce que je suis journaliste ! Ça fait aussi partie de ce métier d’arriver avec une certaine ouverture d’esprit et se dire qu’on doit faire notre travail coûte que coûte.

Vous n’avez donc pas eu l’impression d’être dans une situation un peu plus risquée qu’un homme, du fait d’être une femme ?

Non je n’ai jamais eu cette impression. Je voulais y aller à Kaboul, j’aurais tout fait pour. Une fois que j’y étais, je voulais faire mes reportages et rien n’aurait pu m’arrêter. Etre une femme ou non je m’en fichais, je m’adaptais. Un taliban a refusé de me parler, alors on a mis le traducteur entre lui et moi et, à la fin, on s’est salué. Il m’a à peine regardée mais ça s’est fait quand même. Les autres fois, même s’ils ne me regardaient pas tous dans les yeux, ce n’était pas gênant pour moi, du moment qu’ils me répondaient. Après, il y en a quand même un qui m’a demandé où était mon mâle protecteur. Le traducteur et mon caméraman ont répondu qu’on était une équipe de télé. Il a dit que ce n’était pas normal que je me promène comme ça, que je n’avais pas le droit d’être derrière dans la voiture parce que le caméraman n’était ni mon frère, ni mon mari. Je devais monter devant. On s’est exécuté puis on a continué notre route. Dans ces cas-là il faut dire oui et s’en aller.

Le sort des Afghanes a particulièrement ému l’opinion publique après la prise du pouvoir des talibans. Le magazine « Elle » leur a consacré un grand dossier dans son dernier numéro : nous allons vers des générations de femmes sacrifiées ?

On voit déjà que le discours d’ouverture ne se traduit pas dans les actes puisque c’est un peu la ligne dure qui est représentée dans le gouvernement actuel et qui commence à appliquer la loi islamique selon sa volonté, c’est-à-dire avec des restrictions pour les femmes. En même temps ce ne sont pas les mêmes qu’il y a vingt ans, les femmes peuvent quand même aller à l’université, séparées des hommes certes, en burqa et non plus en jean et en tee-shirt comme il y a encore quelques semaines. C’était ça qui était vraiment troublant, de rencontrer par exemple une professeur d’université qui se cachait chez elle et qui m’a gentiment accueillie pour me donner son témoignage très courageux et à visage découvert. On sent cette peur chez les femmes et il y a aussi une grande partie qui a décidé de résister. Il y a eu beaucoup de manifestations quand j’y étais, même si elles ont été réprimées, et de plus en plus violemment. Mais on sent que le contexte n’est pas le même qu’il y a vingt ans et ce qui me rend un petit peu optimiste, sans plus hein, c’est que la pression internationale est là et que les talibans ne peuvent pas s’en sortir s’ils s’enferment. Ils ont besoin de l’aide internationale. L’Afghanistan est en train de vivre une crise humanitaire terrible. J’ai vu des gens qui commençaient à mourir de faim, il n’y a pas d’argent, les banques sont fermées, le pays ne fonctionne plus et les talibans n’arrivent pas avec des caisses de dollars.

De l’aide humanitaire doit s’organiser, c’est ça la priorité. La seconde, c’est de peser sur eux en leur disant que l’aide va aussi être conditionnée à leurs prises de décisions et que la situation des femmes est au cœur des préoccupations de la communauté internationale. Je pense qu’il faut continuer à faire pression sur eux et à discuter avec eux, montrer qu’on suit la situation de très près. Maintenant, ça ne veut pas dire qu’on ne va pas vivre des semaines, voire des mois, où on va sentir la loi islamique peser très fort sur la condition féminine. Je veux rester un peu optimiste encore pour le moment.

Que ressent-on lorsque l’on quitte un pays en guerre ou particulièrement instable ? Le cœur lourd en pensant à toutes celles et ceux qui ne peuvent pas quitter ce pays ?

Dans un pays en guerre, on sait qu’on ne reviendra peut-être pas et on perd des amis aussi. En Syrie par exemple, j’ai perdu des gens avec qui j’ai travaillé, des amis qui ont été torturés jusqu’à la mort par le régime. Ça, bien sûr, on l’a en tête et on ne l’oublie jamais. En Afghanistan, c’est différent. On part avec des témoignages très forts, des personnes qui vous ont demandé chaque jour votre aide pour essayer de quitter le pays et on ne peut rien faire. On leur explique qu’on n’est pas ambassadeur, qu’on n’a pas d’avions, qu’on est juste journaliste. Qu’on est là pour expliquer ce qu’il se passe et que c’est très important, mais qu’on ne peut pas leur donner un laissez-passer. On sent ce désespoir dans les regards des gens. On part avec tous ces regards et ces demandes d’aide, j’ai encore des gens que j’ai rencontrés qui me contactent pour me demander si leurs documents avancent, si je peux les aider… J’essaye avec les petits moyens que j’ai et mon réseau, mais je comprends bien que maintenant les départs vont être de plus en plus durs. Je reste avec ces images et je me dis qu’il faut que j’y retourne suivre ce qu’il se passe parce que c’est aussi un moyen de faire pression. Et ça donne un peu d’espoir à tous ces gens que j’ai rencontrés et qui méritent tellement qu’on ne les abandonne pas.

Projetez-vous de retourner en Afghanistan prochainement ?

Dès que je peux mais c’est aussi ma rédaction qui décide. Il faut attendre de voir un peu ce qu’il se passe, comment les talibans gèrent leur administration, comment ils s’installent, voir si c’est la ligne dure qui va vraiment gagner jusqu’au bout, s’ils continuent d’accepter la presse internationale et dans quelles conditions… C’est l’expectative et je pense que dans quelque temps oui, il faudra y retourner.

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